Du 25 novembre au 3 décembre 2017 a eu lieu pour la trente-deuxième année consécutive le Festival international du film de Belfort. Outre la compétition internationale, dont nous rendrons compte dans ce texte, et celle du premier film français, le festival a aussi programmé différentes rétrospectives consacrées à Charlie Chaplin, aux films dits pré-code, ainsi qu’une passionnante sélection intitulée « Histoire secrète du cinéma à la télévision », consacrée aux productions que des cinéastes aussi divers que Claude Chabrol, Chantal Akerman ou Jacques Rozier ont pu réaliser pour la télévision française. Invité pour une carte blanche, le producteur Saïd Ben Saïd en a aussi profité pour présenter une partie de son catalogue. Enfin, le festival fut aussi le théâtre de quelques avant-premières de films récents en passe de sortir, ainsi que d’œuvres oubliés et restaurés qui chercheront une seconde vie sur les écrans, tel le terrible et magnifique Beau temps mais orageux en fin de journée de Gérard Frot-Coutaz, sorti en 1986, avec Claude Piéplu et Micheline Presle.
Pour l’heure nous rendrons donc compte exclusivement de la compétition internationale, qui regroupait longs et courts métrages. Une compétition extrêmement variée et inégale, alliant documentaires et fictions, récits classiques et formes hybrides.
Corps et désir
Corpo Elétrico, de Marcelo Caetano, nous invite à suivre la vie d’un jeune designer brésilien travaillant dans un atelier de confection, occupant son temps libre entre ses conquêtes amoureuses et sexuelles, et les fêtes avec ses amis… Mais le film porte bien mal son nom tant tout ce nous voyons se révèle aseptisé, dévitalisé, et plongé dans une lumière dont la simple teinte laisse pressentir la fadeur d’une œuvre se déroulant dans un Brésil où toute forme de conflit semble avoir disparu. Devant une telle mollesse et une telle absence de pertinence, on reste tout de même abasourdi de voir qu’à travers le parcours de ce personnage on entend montrer que ce film fait éclater les cadres sociaux… du discours prémâché pour un film d’une niaiserie hédoniste incroyablement convenue.
L’électricité est au contraire ce qui irrigue Déter, court métrage de Vincent Weber dans lequel un jeune homme passant ses vacances seul au bord de la mer cherche à se faire des amis, tout en ne sachant pas trop ce qu’il veut et qui il désire. Le film impressionne par la maîtrise de son écriture, par sa justesse et sa capacité à cerner le trop plein de tension, de frustration et de désarroi de ces natures explosives, et ce en s’appuyant sur une caméra qui sait où elle se trouve, et qui n’éprouve pas le besoin d’épouser le mouvement des corps pour mieux nous retranscrire leur nature.
Cette justesse du filmage est aussi ce qui distingue She’s Beyond Me, du jeune réalisateur japonais Toru Takano, qui a obtenu le prix du court métrage du jury et du public. Si l’histoire apparaît comme une bluette légère et sensible, l’écriture ample, aérée et lumineuse du cinéaste étonne de par sa maîtrise et contribue à entraîner le spectateur dans un chassé-croisé sentimental plein d’humour. Autre court métrage, Ionas Dreams of Rain, de Dragos Hanciu, a lui obtenu la mention spéciale du jury, totalement méritée. Ce documentaire suit durant une nuit un vieux paysan roumain contraint de faire le guet en lisière de son champ, pour protéger ses récoltes des animaux, et notamment des sangliers, qui pourraient les saccager. En ne quittant quasiment jamais du regard ce vieil agriculteur et le semblant de caravane dans lequel il a élu domicile, la caméra parvient à rendre compte de l’immensité de la nuit et de la campagne en s’axant uniquement sur le visage et le corps de celui dont le sens auditif est à l’affût, tel un animal en chasse. Le film montre ainsi un homme qui, au sein de notre modernité, reste à l’instar de ses ancêtres plongé au sein d’une nature avec laquelle il doit composer, ruser et se battre.
Le documentaire Water Folds de la Coréenne Junghee Biann Seo, qui a obtenu le prix Eurock One+One, suit le quotidien de femmes de tous âges vivant sur l’île de Jeju, et dont l’activité principale repose sur la pêche en apnée. Filmé dans un très beau noir et blanc sensible autant aux jeux lumineux de l’eau qu’aux visages radieux de ses femmes, le film parvient également à créer une atmosphère quasi onirique grâce à une bande-son qui semble prise indépendamment de ce que nous voyons. L’image et le son ne forment pas qu’un seul et unique bloc qui s’impose à nous, mais apparaissent comme des entités qui vivent leurs vies propres, créant ainsi une forme de flottement poétique qui épouse et magnifie l’activité et la présence de ces femmes.
En marge
Arabia d’Affonso Uchoa et João Dumans, apparaît comme une forme de road movie suivant l’errance d’un jeune brésilien constamment ballotté d’un travail à un autre, d’un endroit à un autre. Le film procède en forme de flashback, puisque ce jeune homme sans foyer est retrouvé mort au début du film, et que c’est à travers le journal qu’il tenait quotidiennement que nous remontons le fil d’une existence vécue en marge, parmi les déclassés de la société brésilienne. Refusant de coller au plus près des acteurs ou d’élaborer la dramaturgie uniquement via une théâtralisation du présent, le film choisit d’approcher ses vies via une forme de retrait visuel qui permet de laisser résonner les mots du journal en voix off, de façon à accorder à la vie intérieure du personnage assez d’espace. Toutefois, ce dispositif, bien qu’original, peine à créer du relief et diffuse finalement quelque chose qui manque terriblement d’aspérité. Ce sentiment est accentué par le texte du journal qui, oscillant entre retranscription brute et volonté littéraire, peine à faire exister un personnage principal que l’on a du mal à accepter comme authentique.
Le Jour d’appel d’Antonin Ivanidzé, aussi mal ficelé soit-il, apparaît comme un des films les plus audacieux et originaux de la sélection tout format confondu, autant par sa forme et sa composition, qui ne sont pas sans rappeler le cinéma d’Eugène Green, que par la gamme de thématiques qu’il déploie. À partir du récit d’un jeune homme devant se rendre à la Journée d’appel à la défense, le réalisateur interroge les notions de république et de mysticisme, de modernité et de tradition, le tout en convoquant la figure tutélaire de Charles Péguy. D’une certaine façon, les deux jeunes gens au centre du récit apparaissent également en marge, décalés au sein d’une époque techniciste et individualiste, et cherchent dans le passé et dans les structures traditionnelles matière à repenser le collectif. C’est peut-être beaucoup ou pas assez, mais on ne saurait reprocher à un jeune réalisateur de sortir des sentiers battus et des petites modes sociétales du moment pour s’aventurer vers ces domaines, et on attend et espère que ce coup d’essai pourra être approfondi ultérieurement.
I Am Truly a Drop of Sun on Earth d’Elene Naveriani porte son regard vers ceux que la société géorgienne ne veut pas voir, les clandestins et prostitués vivant notamment dans les zones oubliées de Tbilissi. L’utilisation du noir et blanc n’apparaît pas ici comme une forme de maniérisme, mais contribue à créer un climat sombre et poisseux, à obscurcir le cadre pour mieux nous exposer des lieux et des personnages finalement dans l’ombre d’une société qui profite de ces individus tout en les maintenant dans un statut de citoyens de seconde zone. Jamais mièvre, convenu ou didactique, le film s’attache avec justesse à nous montrer des solitudes qui tentent désespérément de s’unir et de se projeter.
Avec le très beau Autumn, Autumn du Coréen Jang Woo-jin, nous suivons deux récits dans lesquels des personnages font une rencontre qui agit comme un déclencheur les renvoyant à eux-mêmes, en leur rappelant à quel point leur vie n’est pas ce qu’ils souhaiteraient. Le film est une grande réussite notamment en ce qui concerne son écriture, l’intelligence de ses cadrages, sa gestion des durées et des sons qui contribuent à instaurer une forme de lenteur grâce à laquelle se répand un profond sentiment de solitude et de mélancolie.
Enfin, attachons-nous à un des grands chocs et une des grandes réussites du festival, le documentaire Liberté de Guillaume Massart, qui est reparti de façon incompréhensible sans aucun prix. Le film nous immerge durant quasiment deux heures trente au sein d’une prison corse à ciel ouvert, dont les pensionnaires sont majoritairement des délinquants sexuels dont les actes ont été commis essentiellement sur des mineurs, la plupart du temps issus de leur propre famille. Face à un sujet si grave et délicat, le cinéaste utilise un dispositif minimal qui lui permet d’être au plus près des prisonniers qu’il a pu approcher et avec qui le dialogue va se nouer. Et ce qui résulte de ces dialogues est proprement vertigineux, tant la parole de ces hommes ayant conscience de leurs actes recèle d’intelligence, tant le spectateur est amené à se demander quelle valeur accorder à ce qu’on lui raconte. C’est pourquoi, au vu des réactions diverses que le film a pu susciter, il apparaît ridicule de vouloir d’un côté louer la profondeur et la richesse des propos tenus par les détenus, tout en critiquant avec plus ou moins de véhémence la façon qu’a le réalisateur d’occuper l’espace au sein de son propre film. C’est justement cette place et la façon si particulière qu’a le cinéaste de procéder qui permet à ces hommes de s’ouvrir ainsi. Avec sa petite voix juvénile, Guillaume Massart a su se fondre dans le décor, s’inviter à la table des prisonniers, brouiller les cartes et la frontière censée séparer les monstres des citoyens sans histoire que nous sommes. Proche des détenus mais sans la moindre complaisance, le réalisateur n’hésite pas à couper la parole afin de recentrer la réflexion, et ce notamment quand il apparaît moral de convoquer celles et ceux qui sont hors-champ : les victimes. Mais malgré la complicité que le cinéaste a pu nouer avec ces hommes, difficile de ne pas sentir que sa position reste inconfortable, et qu’il lui est parfois difficile de se situer face à ce torrent de mots qui se déverse sur lui au point parfois de le submerger. Car au final, le véritable trouble que procure le film réside dans le fait que la somme des paroles recueillies finit par nous abandonner nous spectateurs seuls face à un gouffre obscur et sans fond, que ni la condamnation ou l’enfermement, ni la sociologie ou le psychiatrie ne semblent en mesure de cerner dans sa totalité tragique.
La famille au quotidien
Three Quarters d’Ilian Metev nous plonge dans le quotidien d’une famille bulgare composée d’un père et de ses deux enfants. Si le portrait de ce foyer ne manque pas de subtilité, l’écriture du film apparaît quant à elle terriblement convenue, et se révèle impuissante à nous montrer autre chose que ce que les dialogues et les situations nous disent.
Ninato d’Adrian Orr suit entre documentaire et fiction le quotidien d’un jeune père au chômage, contraint de vivre chez ses parents et s’adonnant lorsque ses responsabilités familiales lui permettent à sa passion pour le rap. Filmé au plus près des acteurs, le quotidien est bien là, mais l’approche en elle-même est si paresseuse et convenue que la caméra n’a d’autre solution que de s’appuyer et de s’accrocher aux débordements, conflits et petites crises pour tenter de faire exister le film.
Formellement, le Milla de Valérie Massadian compte parmi ce que la compétition a offert de plus maîtrisé et imposant. Le film, divisé en trois parties, suit au départ un très jeune couple trouvant refuge dans une maison abandonnée, vivant dans le dénuement, mais bientôt rattrapé par le manque d’argent et donc la nécessité de travailler. Le film n’avance pas de façon linéaire en s’appuyant sur des moments clés, mais se compose de petites et grandes scènes de la vie quotidienne qui suggèrent plus qu’elles ne montrent les cassures narratives. Venant de la photographie, la réalisatrice possède un sens du cadre unique, capable de définir un espace au sein duquel les couleurs, les gestes et attitudes se déploient. Toutefois, le dispositif montre ses limites dans la dernière partie, celle avec l’enfant, dont le côté incontrôlable crée le sentiment que la science du cadre propre à la réalisatrice et l’agitation du bambin cohabitent plus qu’elles ne s’unissent. Bien que porté par une actrice amateur qui crève l’écran, on sent que le dispositif de mise en scène n’est finalement jamais aussi intéressant que lorsque les acteurs jouent avec lui, ont conscience des limites qu’il impose et des possibilités qu’il offre, et que les scènes s’inscrivent dans une temporalité cadrée.
Repenser la communauté
Grand gagnant de l’année, Nul homme n’est une île de Dominique Marchand est donc reparti avec le grand prix du jury, ce qui laisse songeur tant ce documentaire offre si peu en matière de cinéma. Le film se contente d’empiler discours après discours, exposés après exposés, des récits et expériences professionnelles collectives et alternatives, au sein de cadres sociaux économiques plus locaux, plus justes, plus à même de préserver un écosystème qui respecte le paysage. Si toutes ces expériences sont en soit intéressantes et invitent à repenser l’ensemble des modes de production, on reste tout de même au fur et à mesure que le temps passe comme extérieur à ce que nous voyons. Nous écoutons ou lisons les sous-titres, nous nous instruisons, mais sommes rarement amenés à nous fondre au sein du film, à en avoir une expérience concrète.
Pour finir, Playing Men du réalisateur slovène Matjaž Ivanišin apparaît à la fois comme l’ovni et le plus grand film de cette compétition — à égalité peut-être avec Liberté de Guillaume Massart. Ovni, car la forme hybride convoque documentaire et fiction, archives sonores et images d’actualité, tout en mettant en scène de façon burlesque les pannes d’inspirations d’un réalisateur cherchant à trouver une ligne directrice à ces matériaux aux provenances diverses. Le film commence par nous montrer des pratiques sportives traditionnelles, des jeux qui semblent comme sortis d’entre les âges, reliant l’homme contemporain à des traditions culturelles ancestrales, fussent-elles barbares pour nos petites consciences atrophiées. Puis le film semble s’arrêter… et le réalisateur seul face à sa pinte de bière se demande bien ce qu’il va pouvoir faire dorénavant et quel sens donner à tout cela. Alors, sur un court de tennis vide, il rencontre un homme qui évoque la finale de Wimbledon gagnée à la surprise générale par Goran Ivanišević en 2001. Le simple récit de ce match, du suspens des dernières minutes, accompagné du seul commentaire du présentateur de l’époque, crée un effet unique qui parvient à nous faire revivre cette finale comme si l’on y était. Une fois le récit du match terminé, le film s’empare d’images d’actualité du retour triomphal du héros en Croatie, montrant l’hystérie collective et les comportements à la fois sublimes et effrayants de la foule présente, le tout magnifié par la musique de Bach.
À partir du récit d’une partie de tennis, c’est comme si réapparaissait la figure du héros mythologique, de ses exploits que l’on conte et qui deviennent par la tradition orale ceux d’une légende populaire et folklorique. Le cinéaste en panne d’inspiration renoue alors autant avec le sens du mythe qu’avec sa fonction première, celle de fournir une figure archétypale à laquelle on se réfère et s’appuie en vue de trouver la force et l’inspiration pour accomplir son propre destin. À travers le sport et les réactions qu’il engendre, le film ouvre l’air de rien une brèche dans l’espace-temps. En nous invitant à repenser l’idée de jeu comme dépassement de soi, en interrogeant la figure contemporaine du héros comme élément rassembleur, avec tout ce que cela comporte d’ambiguïté et de manipulation idéologique, le film révèle ce qui demeure en nous de cet homme primitif éternellement sensible à ces effusions collectives.