Premier long métrage de l’Argentin Rodrigo Moreno, El Custodio (Le Garde du corps) a remporté le prix Alfred Bauer au festival de Berlin en 2006 ; juste récompense pour un film qui fait preuve d’une audace narrative et d’un souci esthétique remarquables. Épousant le point de vue de Rubén, garde du corps d’un ministre qu’il suit comme une ombre, le film propose une vision du monde pesante et sombre ; la sensation d’étouffement va croissant, ne laissant espérer d’autre issue que l’explosion. Un film qui ne craint ni le silence, ni la lenteur assumée, pour forger (avec succès) une atmosphère inédite.
Les histoires d’observation et de surveillance ont la part belle sur nos écrans ; après La Vie des autres, qui mettait en scène le passage de l’inquisition à la protection, et la progressive conversion d’un agent de la STASI en ange gardien, El Custodio propose un cheminement inverse, explorant avec tout autant de subtilité la fragilité des limites entre bienveillance et malveillance. À travers l’histoire d’un garde du corps qui semble ne pouvoir acquérir d’épaisseur et de légitimité qu’en se transformant en ange de la mort, le film offre une réflexion magistrale sur le regard – sa dimension de convoitise, les frustrations qu’il révèle, les insuffisances qui s’y attachent nécessairement. Rubén (Julio Chávez), le héros de Rodrigo Moreno, on le pressent d’emblée, n’est pas le simple « gardien » que le titre original laisse attendre ; il condense, par son hésitation constante entre passivité et activité, par sa présence imposante et inévitable, et surtout par son silence, des questionnements qui sont ceux de toute observation : habilement, le film nous incite à épouser son point de vue, et, par là même, à interroger la condition et le statut du spectateur pris dans son sens le plus large.
La mise à distance du monde qui s’opère à travers ce regard qui, pour être présent, demeure toutefois toujours à l’écart, s’incarne dans des plans subjectifs particulièrement frappants : le panoramique, à la campagne, qui dévoile progressivement les protagonistes qui gravitent autour du ministre, tandis que des détails de l’intérieur de la voiture soulignent qu’il s’agit bien du point de vue de Rubén ; les plans de Rubén saisissant une longue vue, objet du voyeurisme par excellence, mais aussi objet qui sépare des choses, et cantonne le sujet qui observe à une position d’extériorité et, par conséquent, d’inaction… Tout acte d’observation ne contient-il pas en germe une vie par procuration – vie rêvée et impossible, qui ne fait que révéler une impuissance fondamentale ? La question du regard est ici intimement liée à celle de la convoitise, de l’envie et de l’identification fantasmée (identification qui est aussi sexuelle ; et la scène de la prostituée n’est pas sans rappeler celle de La Vie des autres) ; elle trouve un écho dans le dispositif cinématographique lui-même, et les moments où la place du spectateur coïncide rigoureusement à celle de Rubén ne sont pas sans provoquer un certain malaise.
Film sur le passage de l’observation à l’action, El Custodio est aussi un film sur la fin du spectacle ; il propose, avec une grand intelligence, une progression vers une possible authenticité, où le monde ne serait plus seulement fait de représentations. La mer passe ainsi du statut de reflet (sur la vitre derrière laquelle se dessine le visage de Rubén) à celui d’entité réelle ; de même, la musique de Mendelssohn, d’abord entendue dans un téléviseur, se mue in fine en musique de fosse, sortant ainsi du cadre de la représentation en abyme pour venir prendre sa place au sein du récit filmique.
Cette progression (quête d’une authenticité ou, si l’on préfère, d’un sens), c’est celle qui motive le personnage central et lui donne sa grandeur. Le film se présente comme un film de l’ailleurs et de la vie rêvée (ce que tendrait à confirmer l’utilisation efficace du hors-champ aux moments cruciaux, de la disparition du visage de Rubén au moment où il charge son revolver, jusqu’au plan final, sublime) ; il met en lumière tout ce qui échappe à la présence, tout ce qui demeure de l’ordre de l’inatteignable et du fantasme. Mais il est aussi un drame du corps – corps massif, imposant qui, dans sa lourde présence, assigne au personnage une place qu’il ne parvient pas à dépasser. L’enjeu sera dès lors, pour le corps de Rubén, de parvenir à reprendre ses droits dans un monde qui semble lui refuser toute reconnaissance réelle. Deux plans, à ce titre, se répondent : le premier ponctue la scène du dessin, et voit Rubén s’éloigner lentement du ministre, toujours de dos ; dans le second (point d’orgue de l’avant-dernière séquence), le mouvement de Rubén (qui y adopte pourtant une posture similaire, mains derrière le dos) s’opère face à la caméra. Le revirement s’est accompli.
La richesse esthétique du film ne peut que servir son propos : visuellement, il témoigne d’une rigueur géométrique qui appuie l’impression d’un monde hostile, monotone, et semblant dépourvu de sens. Couloirs, portes, barres en tous genres : le film développe une esthétique de la rigidité et joue du motif de la droite. Les couleurs froides (les tons bleus et verts dominent) vont également dans le sens d’une monotonie à laquelle s’oppose la tache rouge finale… peut-être en écho lointain aux racines du nom du protagoniste : le rouge serait comme l’explosion finale d’une figure trop longtemps cantonnée à un rôle qu’elle n’a pas choisi.
Enfin, on ne peut que louer l’extraordinaire travail du son ; ne pas avoir peur du silence est suffisamment rare pour que l’entreprise soit digne d’être saluée. Le mutisme du personnage principal rend l’environnement sonore d’autant plus touffu, embrouillé et, par là même, absurde : dans ce monde presque sans paroles, où des langages se côtoient sans qu’on puisse en saisir le sens (la scène des Français est, à ce titre, significative), et où l’on ne tire qu’avec des silencieux, le « Garde du corps » impose une présence digne d’un Étranger, et laisse l’effrayant souvenir d’une liberté incapable de s’exprimer autrement que dans la mort.