La scène, située au début des trois heures de Los delincuentes, paraît à première vue dénuée de tout lien avec le cœur du récit : à la banque où travaille Morán (Daniel Elías), une femme souhaite déposer un chèque dont la signature est strictement identique à celle d’un autre client. Si le mystère restera entier et qu’on n’entendra plus ensuite parler de ce hasard digne d’une nouvelle de Borges, le vertige presque métaphysique qu’il occasionne est peut-être secrètement à l’origine du déclic de Morán. Le lien n’est jamais explicité, mais c’est comme si l’homme de 45 ans avait attendu d’être témoin d’un événement inexplicable, pour décider qu’il était temps de changer de vie et d’arrêter de travailler. Le jour même, l’employé profite du départ d’un collègue à un rendez-vous médical pour cambrioler avec une simplicité désarmante sa propre banque. L’apparente impunité de l’apprenti voleur, qui se laisse filmer par les caméras de surveillance, a de quoi surprendre : est-il stupide ou simplement suicidaire ? S’articulant d’abord autour de cette journée à la banque, la première partie de Los delincuentes creuse en réalité un sillon de film noir classique, en posant la question du délit parfait, pour y répondre d’une façon parfaitement anti-spectaculaire. Comme dans le séminal Du Rififi chez les hommes de Jules Dassin, le braquage s’effectue dans un silence absolu, la mise en scène s’attachant à chaque geste du voleur. À un détail près : dans le film de Rodrigo Moreno, Morán ne rencontre aucune difficulté. S’il reste calme, c’est qu’il a trouvé une faille dans le système, un moyen de s’en sortir, qu’il choisit d’exploiter en homme raisonnable. Voler la banque qui l’emploie, oui, mais pas n’importe quel montant : il se contentera de dérober les années de salaire qu’il lui reste à toucher avant la retraite. Son plan, que nous ne dévoilerons pas ici, nécessite tout de même un complice : c’est ainsi que Román (Esteban Bigliardi), le collègue qui s’était absenté le jour du vol, se retrouve lié malgré lui à l’affaire. Filmés dans des split-screens évoquant le cinéma des années 1970, les deux acolytes (dont les noms sont des anagrammes) se présentent lors de leurs insomnies respectives comme les deux faces d’une même pièce : tandis que l’un conserve un regard déterminé, l’autre fume cigarette sur cigarette.
Avec sa musique de thriller érotique qui prend bientôt des accents hermanniens, Los delincuentes démontre, un an après Trenque Lauquen, que le cinéma argentin n’a pas son pareil pour le romanesque bricolé. On y retrouve notamment, outre l’actrice Laura Paredes dans un petit rôle, un même attrait pour les narrations proliférantes. Si Rodrigo Moreno n’appartient pas au collectif El Pampero (qui produit, réalise et distribue des films de manière indépendante par rapport aux systèmes de financement traditionnels), il partage avec le groupe de cinéastes un même esprit frondeur et aventureux, quand bien même son film paraît moins foutraque que les fresques de Laura Citarella et de Mariano Llinás. Cet idéal picaresque est aussi celui des personnages, dont la volonté d’échapper au salariat trahit un désir de fiction. Sans chercher à dissimuler sa radicalité politique, le film embrasse entièrement l’horizon de ses délinquants : malgré leurs mésaventures et les conséquences cruelles du vol sur les autres employés (un agent de sécurité est par exemple renvoyé pour alléger les pertes), l’idée même du vol est présentée comme relevant du bon sens. La démonstration théorique se présente comme implacable : le « banquier anarchiste » (pour reprendre le titre d’un roman de Pessoa) a raison de ne pas respecter la loi (l’âge du départ à la retraite) s’il ne la considère pas comme juste.
Où est la liberté ?
À cette limpidité politique répond une fantaisie labyrinthique, qui s’amorce réellement lorsque Román fait une rencontre imprévue après avoir caché le butin loin de la ville, dans un décor de western. L’étrangeté anagrammatique du nom des deux héros est renforcée par l’arrivée de trois nouvelles déclinaisons : Norma (Margarita Molfino), Morna (Cecilia Rainero), et Ramón (Javier Zoro Sutton). Au-dessus de ces cinq personnages plane, précisément, l’ombre du roman. Loin de servir de simple gage poétique, le recours à l’anagramme renseigne sur l’aspect rêveur et ludique du film : s’entame alors un jeu de rimes, où chaque détail déjà observé dans la première partie (la dégustation d’une clémentine, un décadrage sur un cheval) peut revenir afin d’éclairer à rebours ce que l’on avait vu et lui conférer une autre signification. Moreno navigue en maître au sein de cette structure à tiroirs et dissémine avec précision des indices sans que l’on y prenne garde. Dans ce jeu de piste, la clef prend la forme d’un vinyle de Pappo’s Blues, groupe majeur du rock argentin des années 1970, cadeau empoisonné qui circule de main en main, telle la boîte bleue de Mulholland Drive.
Mais le second mouvement du film, outre ses détours et ses mirages amoureux, offre surtout un contrepoint utopique à l’espace bouché de la banque et de la ville. Le dernier plan de la première partie (une magnifique contre-plongée lointaine et fixe d’une colline gravie par Román) esquisse un autre chemin dans lequel s’engouffre ensuite la mise en scène. À partir de là, les plans larges se succèdent comme autant de peintures d’une vie idéale : un pique-nique au bord de l’eau, un tournage amateur, une baignade, etc. Pour Moreno, être heureux revient à s’inscrire dans un décor et à disposer de la liberté de l’arpenter. Le caractère irrésistible de ces tableaux est d’ailleurs ce qui fait dérailler la trame policière, dans la scène où Román rencontre Norma, Morna et Rámon : perché à l’avant-plan, il regarde en contrebas le décor édénique et ne parvient pas à refuser l’invitation du trio à le rejoindre pour un « déjeuner sur l’herbe », quand bien même il aurait voulu ne rencontrer personne. Quelques minutes plus tard, une nature morte archétypale (fromage, raisin, tomates charnues, vin rouge, etc.) confirmera l’inspiration picturale de la scène. Si le rêve d’une autre vie s’effrite peu à peu pour les personnages, le terminus de la fiction leur réservera de nouveau des plans larges sublimes, à l’aube, tandis que, sur un riff de guitare électrique, s’élève la voix de Pappo : « Adónde está la libertad ? » (« Où est la liberté ? »). La réponse se situe sans doute quelque part sur le chemin sinueux de ce film admirable.