Sandrine Bonnaire, l’actrice, passe derrière la caméra et filme sa sœur diagnostiquée « psycho-infantile avec des comportements autistiques ». Derrière la volonté de dénoncer un système d’encadrement psychiatrique défaillant, Sandrine Bonnaire fait preuve d’une subtilité incroyable et livre un portrait infiniment pudique de la maladie.
Sandrine Bonnaire, égérie d’un cinéma d’auteur très exigeant durant les années 1980 et 1990 (Pialat, Varda, Rivette, Doillon, Téchiné, Chabrol), s’est montrée bien plus discrète ces dernières années en apparaissant de temps à autre dans un cinéma moins pesant, plus grand public (Lioret, Jolivet). Visiblement abonnée à un type de rôle où le sourire (Mademoiselle) a définitivement supplanté le mutisme (La Cérémonie), l’actrice en a dérouté plus d’un en annonçant ce documentaire particulièrement intime sur la maladie mentale de sa petite sœur. Les pièges d’un tel projet, aussi sincère soit-il, sont extrêmement nombreux, surtout lorsque une certaine forme de colère envers l’administration hospitalière reste aussi forte. Complaisance, impudeur, égocentrisme ou encore condescendance ont souvent ruiné toute tentative de discerner la totale complexité de la psychose. Partant de ce constat peu encourageant, on en est que plus abasourdi par l’impressionnante réussite du film de Sandrine Bonnaire qui a su trouver l’exacte distance avec son sujet.
En gardant toujours comme point de retour la situation actuelle de Sabine, trente-huit ans, totalement dépendante du centre qui l’a accueillie, la réalisatrice retrace le parcours de la jeune femme, notamment à l’aide d’images d’archives, le plus souvent tournées avec le caméscope familial. Le contraste est saisissant : avant de devenir cette femme lourde au regard étrangement désincarné, Sabine était une jeune femme gracile et pétillante. Si l’on devine rapidement dans le regard de l’adolescente une certaine difficulté à appréhender le monde extérieur, rien ne laissait présager que Sabine, d’abord déscolarisée puis passionnée par le piano, l’anglais et la géographie, deviendrait une femme vidée de sa substance, totalement insécurisée au point de devenir grossière envers les étrangers ou encore violente envers ses proches. Le malaise naît de cette vérité que la caméra de Sandrine Bonnaire regarde avec une franchise d’autant plus désarmante qu’il lui a fallu certainement faire un travail considérable pour prendre le recul nécessaire afin de dresser le portrait le plus respectueux possible de sa sœur.
Internée pendant cinq longues années au sein d’un hôpital psychiatrique, Sabine semble avoir beaucoup perdu de ses capacités à ce moment-là, insécurisée par les chambres d’isolement, abrutie par la lourdeur des traitements médicamenteux. De ce passage, Sandrine Bonnaire n’a bien évidemment aucune image et, même si elle en avait, il est certain qu’elle aurait choisi de les tenir à l’écart de son film. La différence frappante entre la jeune femme découvrant avec un enthousiasme le Concorde et New York, et celle qui, aujourd’hui, redemande sans cesse à sa sœur si elle reviendra le lendemain, se suffit pour montrer combien la rupture est violente, les dommages probablement irréversibles. Sabine crie, insulte, bave, et pourtant, la caméra de Sandrine Bonnaire s’attache à montrer combien cette femme reste digne et aimable. Refusant l’émotion facile et immédiate, Elle s’appelle Sabine travaille au corps et finit par prendre aux tripes, notamment lors de cette dernière scène où l’actrice-réalisatrice prend le risque de montrer à sa sœur l’ancien film de leur voyage à New York. D’abord sceptique devant le procédé, on est désarmé par la réaction de Sabine, libérant ses premières larmes (« de joie » dit-elle), comme soudainement révélée à ce qu’elle fut et ce qu’elle essaiera de redevenir. C’est que l’autisme, une « néantisation du soi » d’après la psychiatre de Sabine, est ici contredit par l’existence d’un corps à l’écran. La démarche est donc thérapeutique.
Si Sandrine Bonnaire fait preuve d’un retrait étonnant, n’apparaissant que très rarement à l’écran, elle n’en tient pas moins un discours sur les échecs des institutions hospitalières, mais aussi sur l’inaptitude d’une société, trop occupée par des principes de rentabilité, à assumer ses marges. S’attachant d’un côté à prendre avec le plus de soin possible les étiquettes (« autiste », « psychotique »), elle dénonce par ailleurs le manque de moyens dont souffre aujourd’hui la psychiatrie, mais aussi l’absence de solutions adaptées pour ceux qui font un séjour dans des cliniques. En s’intéressant aux autres pensionnaires de l’institution qui a finalement accepté sa sœur, la réalisatrice ne cherche pas à faire de Sabine un cas à part. Sa démarche est politique dans la mesure où elle montre combien le rapport entre la société et l’individu est ici rompu. Ce film, avant d’être une magnifique déclaration d’amour, reste un acte de résistance courageux.