« Je me dépouille » : les mots de Jacques, le personnage de son deuxième long-métrage, siéraient bien au style naissant de Sandrine Bonnaire. Avec J’enrage de son absence, apprécié à Cannes à la Semaine de la Critique, elle confirme son esthétique austère que son poignant documentaire Elle s’appelle Sabine mettait déjà discrètement en place. Bonnaire cinéaste est ainsi : plus elle cherche le retrait et plus elle invente sa propre présence. Son film est à l’image de cette imposante douceur.
Lui (Jacques, puissamment interprété par William Hurt), c’est une voix que la vie a cassée, enroulée dans un accent qui se souvient d’un autre pays. Elle (formidable Mado, jouée par Alexandra Lamy, qui nous étonne enfin), c’est une nuque, qu’elle découvre de temps en temps dans un geste discret, un peu répétitif, un peu gratuit, pas encore une manie. L’enfant au milieu, c’est Paul, celui qu’elle a eu avec un autre homme, Stéphane (Augustin Legrand), l’homme d’après, le suivant. Pour l’homme d’avant, le suivi, l’homme à l’accent, cet enfant représente le souvenir vivant d’un autre, le sien, qu’il eut avec cette même femme, mais qui est mort. En douce, il a offert à Paul une gourmette en or. Paul l’observe le soir avant le dîner, la pause sur son visage, rare reste un peu brillant du si jeune défunt. Oui, bien sûr, c’est un peu limite de faire porter au vivant le poids du mort. Mais quoi ! La douleur d’un deuil n’a que faire de notre morale de biens portants. L’éthique, elle vient après le film, dans l’histoire que Bonnaire aurait racontée si elle n’était pas cinéaste.
De la même manière que ce timbre, cette peau et ce bracelet auraient pu inspirer un beau portrait à Manet, ce canevas nous donnerait sûrement un bon récit de papier (on imagine une nouvelle). Mais toutes ces qualités ne pouvaient pas suffire à faire J’enrage de son absence. De l’écrit à l’écran, il s’est passé quelque chose. Et il l’est d’autant plus dur de le remarquer que Sandrine Bonnaire, pétrie de modestie, prend soin de n’afficher dans son discours aucune prétention formelle. Cette réalisatrice vous dira qu’elle ne prend garde qu’au récit, qu’un film, c’est une caméra rivée à l’histoire. Mais elle fut si longtemps à bonne école, celle de Pialat, qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle pense en images. Et pour preuve : dans son film, cette voix posée s’est transmuée en plans stables quand d’imperceptibles tremblements de cadres miment le trouble d’une femme qui voit revenir dans son existence l’homme qu’elle a rendu père. D’elle à lui, des panoramiques, des travellings faisant corps avec les mouvements de l’enfant, esquissent une continuité. Ses jeux de rien, une partie de foot, une boîte d’aquarelle, voilà le liant (c’est même la définition de l’enfant).
Que quelque chose ait existé entre cet homme et cette femme, c’était, autrement que par l’histoire (les larmoyantes retrouvailles), évident dès les premiers plans. Pour cela, ni flash-back, ni voix off. Bonnaire refuse l’explicatif, elle voulait, dit-elle, « le moins de mots possibles ». C’est ce qu’on peut appeler la tendance de fond de l’image qui le signifiait, ce beau gris-bleuté appuyé qui invente pour les différences tonales de leur regard une correspondance secrète. On pourrait y revenir : quand elle suffit à signifier l’existence d’un passé, la couleur devient un code pour émouvoir. Ici, elle va jusqu’à se brouiller sous l’effet des larmes. Notre esprit de spectateur ne fait qu’un tour : si Mado pleure, c’est que le passé parle encore en elle. On touche ici au fondement narratif du film, et à un principe qui régit sourdement le cinéma de Bonnaire depuis Elle s’appelle Sabine, ce discret coup d’essai qui toucha au coup de maître. Le cinéma, chez elle, ne peut commencer qu’après le drame réel. Ces couleurs tourmentées est à J’enrage de son absence ce que les archives familiales, ces plans magnifiques qui nous montraient sa sœur dans cette beauté mutine de sa première jeunesse, étaient à Elle s’appelle Sabine : la résurgence d’un temps inexorablement passé. C’est en ce sens fort que la réalisatrice peut parler de « renaissance » : le temps a passé, les conditions de cet amour ne sont plus. Et pourtant, il meurt encore.
Mais le style narratif de Bonnaire (le troisième film, à l’en croire, le confirmera), ce n’est pas seulement la réminiscence pour commencement, mais, dans le présent, une explosion qui doit toute sa violence à un passé empêché, un passé qui, en son temps, n’a pas pu vivre correctement, n’a pas pu, tout simplement, durer comme présent. Dans Elle s’appelle Sabine, c’étaient les cinq ans d’internement, terrible point aveugle du récit ; dans J’enrage de son absence, c’est la vie que n’aura jamais cet enfant de quatre ans, à jamais étendu sur le bord d’une route, celle de l’accident. C’est pourquoi son père, Jacques, ne peut se contenter de se recueillir sur une tombe. Il lui faut infiniment re-constater l’accident, revenir sur le lieu, s’y sentir tremblant une énième première fois. Un deuil qui ne se fait pas, c’est l’instant du constat mortuaire éternellement recommencé, c’est l’impossible épuisement d’une pensée qui se projette à deux dans l’instant d’après, instant conjointement tout près et pour toujours éloigné. On remarque alors que la statue de cire qu’incarnait jusque-là William Hurt a les joues meubles et la voix fêlée : elle grimace, s’effondre carrément et le film rejoint son titre au milieu d’une rareté, les sanglots d’un homme : « j’enrage de son absence » lâche-t-il d’un son à demi articulé.
Ce que fait ici Jacques, en substituant le fils de Mado à son propre fils perdu, c’est donc une tentative pour renouer, dans ce présent-là, avec un autre présent que son esprit ne parvient pas à ne pas concevoir comme nécessaire. Si bien qu’avant de dépasser nos limites, les frontières de la morale, la démarche de cet homme consiste à rendre hommage à ce présent qui n’a pas eu lieu et, plus précisément, à sa possibilité. Derrière chaque transgression, il y a une règle plus forte, l’aberration d’une règle privée, à laquelle l’individu se sent incapable de ne pas obéir, à laquelle, surtout, il se sent obligé de rendre hommage. L’enfant sent bien la bizarrerie d’un homme qui vit dans sa cave : « c’est pas normal, ou bien c’est qu’il est mort. » Bien sûr nous sommes un peu troublés lorsque Jacques appelle l’enfant « mon p’tit père ». Mais pas un seul instant Bonnaire n’appose un quelconque jugement. La raison est que nous épousons en permanence le point de vue de Jacques. Mais aussi parce qu’il y a cette répartition spatiale forte, entre les parents à l’étage et Jacques dissimulé dans cette cave (si Paul et Jacques communiquent parfois à distance, c’est seulement en faisant du bruit sur les tuyaux). L’étanchéité éthique est alors préservée : la morale s’indigne en haut, l’émotion pleure en bas. Et si une distance est franchie, elle est moins morale que temporelle. Jacques va faire glisser un présent mort-né sur un présent vivant. Là où s’arrête le film commence peut-être une autre histoire, une histoire de désespéré, un récit du franchissement d’une limite par un homme déjà enseveli. Le temps est ainsi, le temps est tyran, on ne va pas contre lui.