À l’occasion de la sortie de son second film, J’enrage de son absence, nous avons rencontré Sandrine Bonnaire accompagnée d’Alexandra Lamy, deux femmes à l’étrange ressemblance, fières de présenter un film auxquelles elles tiennent.
Lors de la présentation du film à Cannes, vous avez déclaré que votre film n’aurait pas pu voir le jour en dehors du modèle économique de la coproduction.
Sandrine Bonnaire : On aurait pu le produire avec seulement les apports français, mais ça aurait très compliqué. Quand on tourne avec un enfant, c’est quatre heures par jour. Le rôle qu’il a étant très conséquent, ça voulait dire neuf semaines de tournage, et ce n’était vraiment pas de trop. En France, on aurait pu le faire avec deux millions et demi ; il a coûté trois et demi. Alors, oui, on aurait pu le faire, mais sans autant de temps pour travailler.
Comment voyez-vous l’évolution en France des contraintes économiques ? Quelle image vos expériences respectives vous permettent de vous faire des conditions de production en France ?
Alexandra Lamy : Aujourd’hui, il va falloir faire attention à ce que le cinéma français ne parte pas à l’étranger. Les doublages se font au Luxembourg ! En France, les choses deviennent délicates dès que l’on ne fait plus de comédies.
SB : De tels films peuvent donc se monter avec seulement les apports français, mais très difficilement. Il y a quand même aujourd’hui un film sur deux qui se fait avec le Luxembourg, ce qui est anormal. On va finir par faire tous les mêmes films ! Même si, grâce au CNC, la France n’est sûrement pas le pire pays et les chaînes de TV, il ne faut pas rentrer dans ce genre de formatage.
Depuis quatre ans, à travers les deux films que vous comptez actuellement à votre actif, on assiste clairement à la mise en place d’un style. Précision des coupes, sobriété des cadrages et, surtout, retrait de soi : votre réputation d’actrice les précédant, ce minimalisme n’est-il pas aussi pour vous une manière de ne pas faire de l’ombre à vos sujets ? N’y-a-t-il pas, au principe de votre travail, comme une éthique de la discrétion ?
SB : Sûrement. Même en tant qu’actrice, c’est la même chose : on doit être au service de l’histoire. Et de la même manière qu’un acteur n’a pas à prendre le pas sur l’histoire, sur le personnage, une caméra n’a pas à se mettre plus en avant que le récit. À partir du moment qu’il y a écriture, il y a une logique qui s’installe, bien précise. C’était le cas sur J’enrage : tout le découpage technique a été fait en fonction de cette écriture.
Par extension, comment avez-vous travaillé avec Philippe Guilbert, votre chef-opérateur ?
SB : Nous avons travaillé à partir du scénario et des décors : beaucoup de repérages, beaucoup de photos. Pour moi, une caméra se déplace en fonction d’un personnage. Par exemple, dans J’enrage, la caméra avait trois manières de bouger : sur Jacques, parce qu’il est arrêté sur son deuil, la caméra est stable ; elle, comme beaucoup de choses, avec l’intrusion de Jacques, se mettent à bouger, je l’ai mise en mouvement. Je voulais qu’elle marche souvent, qu’on la voie se déplacer, comme dans la scène de l’entrepôt par exemple. C’est une femme qui, même si elle ne va pas mieux que lui, va de l’avant, essaye de reconstruire, fait son petit bonhomme de chemin comme elle le peut. Dans les scènes de café, la caméra bouge un tout petit peu, c’est presque imperceptible. Nous sommes à cet instant dans son regard à lui : il la voit tanguer, dans le déni, à cacher le secret. Lui, il voit cela, qu’elle est à l’origine d’un secret aujourd’hui transformé en déni. Sur l’enfant, j’ai utilisé beaucoup de panoramiques, pour moi, dans ce film, symbole du jeu et de ses mouvements.
Sandrine Bonnaire, comment avez-vous construit l’équilibre entre les cadrages et le jeu des acteurs ?
SB : J’ai installé les acteurs dans un cadre. Je leur donne les limites et les valeurs des plans et, à l’intérieur, les acteurs trouvaient leurs émotions. Nous avons beaucoup travaillé sur les corps : j’aime les sculpter, parfois mouvement après mouvement. Dans la cave par exemple, j’ai demandé à William Hurt de placer la tête de telle ou telle manière ou que, lorsqu’il sortait du recoin, qu’il prenne une attitude particulière. Augustin Legrand, lorsqu’il frappe le poing sur la table et qu’elle se lève, je voulais qu’il se tienne dans une position très précise. C’est ce qui peut donner un côté pêchu à certaines scènes, surtout quand les cadres sont serrés : c’est notamment dans des effets de regard que cela peut se jouer.
AL : Tu me demandais d’avoir des gestes plus lents, de me raidir par moments, d’avoir des gestes anodins, histoire de m’ancrer dans ce personnage que tu voulais terrien. Ce qu’il fallait éviter, c’était de sur-jouer la blessure de l’enfant mort qui ne passe pas. La dignité devait prévaloir.
SB : Oui, comme Mado le fait quand il regarde sa nuque. Alexandra a eu l’idée d’avoir plusieurs fois ce geste dans le film, ce qui m’a plu.
Alexandra Lamy, c’était une forme de direction d’acteur que vous connaissiez, ou est-ce que quelque chose de radicalement nouveau s’est installé avec Sandrine Bonnaire ?
AL : En fait, c’est assez terrible, mais il y a aujourd’hui bien peu de réalisateurs qui dirigent leurs comédiens, qui savent leur expliquer ce qu’ils veulent. Les réalisateurs sont majoritairement techniques : dans ce qu’il font, tout est là, mais rien n’est touchant. Tout simplement parce qu’ils ne sont pas avec leurs personnages. Un bon réalisateur, c’est quelqu’un qui sait regarder, qui sait observer. Si un comédien est mauvais, c’est que le réalisateur est absent. C’est aussi parce que Sandrine est comédienne qu’elle sait tout cela. Elle vient toujours à l’oreille, elle vient vous parler, elle vous guide tranquillement, elle est très douce et vous amène. Avec elle, on est toujours en situation. Un réalisateur qui parle fort nous sort du film : on redevient soi-même, on écoute. Avec Sandrine, on est toujours, sur un plateau, avec le personnage. À certains instants, je fermais les yeux, je l’écoutais, mais c’était mon personnage qui tendait l’oreille. À part ça, je la déteste (rires).
SB : Je l’ai amenée dans mon point de vue. Si j’avais dû jouer ce rôle, je l’aurais fait comme elle l’a fait : peu de grosses expositions, un jeu minimaliste. J’ai beaucoup joué ça au cinéma et c’est ce que j’aime chez les acteurs en général. C’est comme ça, minimaliste, qu’on me connaît dans le travail et c’est ainsi que je la découvre dans ce film, parce qu’elle faisait essentiellement des comédies. Alors, forcément, j’ai des points communs avec elle, et pas seulement une ressemblance physique. Dès notre premier déjeuner, nous nous sommes rendus compte que nous avions énormément de points communs, notamment sur cette question de la vitalité, de la manière d’aborder le métier. C’est une comédienne qui peut très vite, comme moi, rentrer dans le rôle : jusqu’au clap, elle peut être dans autre chose et, au bon moment, être complètement présente.
Vous vous ressemblez sur un autre point. Tout à l’heure, Alexandra Lamy citait Gabin, « pour faire un bon film, il faut trois choses : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire. » Sandrine Bonnaire, quant à vous, vous évoquez souvent la fidélité de votre caméra à la narration. Quand on regarde vos deux films, on se rend compte qu’ils entretiennent un rapport très particulier à celle-ci, au temps et, plus précisément, au temps en ce qu’il est irrémédiablement passé. Dans les deux cas, un drame a eu lieu (cinq ans d’internement dans le premier ; un deuil dans le second) et c’est seulement longtemps après (plusieurs années) que les films commencent. Il y a là, me semble-t-il, un des principes de votre style narratif : pour que l’histoire commence, il faut que quelque chose aussi terrible que réel se soit déjà passé.
SB : Oui, c’est très vrai, et je pense que mon prochain film reposera sur le même principe. Cette question du rapport au temps, c’est aussi une manière pour moi de traiter cinématographiquement ce qui, dans la vie, m’intéresse au fond le plus : comment fait-on face à ce que j’appelle le destin ? Peut-être parce que mon destin a basculé très rapidement. Si on regarde chaque comportement, on se rend compte qu’il est déterminé par des expériences fondatrices. Dans J’enrage, les deux personnages ont ainsi vécu le même drame. Partageant le même destin, ils se comportent pourtant différemment. Il est vrai que je pars souvent sur des histoires passées, comme si le cinéma ne pouvait commencer qu’après, parce que tout doit d’abord se décanter avant de pouvoir vraiment faire face.
Sandrine Bonnaire, il y a quelque chose qui me paraît central dans votre manière de faire des films, et qui étroitement lié au métier de comédien, c’est la place accordée à l’émotion. Or, dans J’enrage de son absence, il me semble qu’elle relève de deux mécaniques : du contraste qui réside entre l’intensité des drames vécus par les personnages et l’austérité de l’image ; mais aussi, de l’utilisation que vous faites de la musique, comme dans cette dernière scène magnifique où elle finit par recouvrir la violence des individus. La musique était-elle présente des l’écriture du projet ?
SB : Merci de poser cette question. La musique de fin, Gorecki, qui revient par ailleurs dans beaucoup de moments du film, une musique très douce, très lente, qui passe par le chahut pour retomber, est vraiment ce qui a inspiré le film, même si j’avais mon film en tête, c’est-à-dire l’idée du film. Par exemple, la scène de la bagarre a été complètement écrite en fonction de la musique. Et même le jeu, les gestes des acteurs sont faits en fonction de cette musique que je leur ai fait écouter. Pas sur le plateau, parce que je voulais le son direct, mais je leur ai fait écouter.
AL : Tu m’as très rapidement parlé de cette musique. Dès que l’on s’est fait vu avec William Hurt, tu nous l’a fait écouter je crois.
SB : Gorecki, c’est d’abord une musique religieuse, et je trouvais que mise en rapport à cette perte d’enfant, même sans être croyante, elle injectait une forme adéquate de spiritualisme. Ensuite, on a mis Arvo Pärt au montage image et je me suis rendu compte qu’ils étaient de la même période, qu’ils étaient toujours comparés, deux hommes des pays de l’Est, l’un estonien, l’autre polonais. Cette musique, elle est aussi au service de la cave et de la narration : ces deux musiques ont des silences, sur lesquels ces deux compositeurs travaillent beaucoup. Cela concordait parfaitement avec la narration du film.
Aller chercher Arvo Pärt, et plus précisément le morceau déjà utilisé par Godard dans Je vous salue Sarajevo, n’est-ce pas une manière de continuer à vous révolter, de tenir le cri que vous poussiez dans Un cœur simple comme, de façon plus politique, dans Elle s’appelle Sabine ?
SB : J’ai toujours autant envie de crier, non de colère, mais d’expression. J’ai toujours la nécessité de dire des choses et je trouve qu’il y a des choses nécessaires à dire, et sans prétention. Face au chagrin, on peut avoir le droit de dire « moi, je suis chagriné ». On doit avoir le droit de crier, de pleurer. C’est là où on rejoint le film sur Sabine : Sabine aussi a le droit de s’exprimer comme chacun a le droit d’exister avec ses émotions et de les dire. Ce film, en tout cas à moi, était nécessaire ; et ce qu’il y a de nécessaire à dire, c’est que le deuil, la perte, n’est pas quelque chose qui se fait. Personne ne peut oublier quelqu’un de perdu. Par contre, on peut vivre avec sa douleur : on prend de la distance, on tente de la soigner, on peut « gérer ». Mais la perte de quelqu’un, c’est présent, pour toujours.