Des victimes collatérales de la Guerre des six jours, qui a opposé en 2000 l’armée ougandaise et rwandaise dans la ville congolaise de Kisangani, remontent le fleuve Congo sur 1700 km pour rejoindre la capitale et demander réparation. Avec son mouvement conradien et son titre annonciateur d’une épopée, En route pour le milliard est placé sous le signe de la fiction. Mais ici nul artifice — ni musique emphatique, ni images spectaculaires de villes ou de paysages. Le cinéma de Dieudo Hamadi trouve sa force dans le lien presque brutal qu’il tisse avec le réel. Dans la tradition du cinéma direct et militant, c’est caméra au poing (ou plus précisément sur un petit stabilisateur, si l’on se fie aux brusques mouvements latéraux de l’image qui parfois « rattrape » le cadre) que le cinéaste s’engage dans ce voyage pour documenter le périple homérique de ce petit groupe de mutilés. Sa caméra se confronte aux mêmes difficultés que les protagonistes — l’exiguïté du bateau de fortune qui les transporte, les tempêtes qui s’abattent sur l’équipage et bientôt la brutalité des forces de l’ordre à Kinshasa. Et quand la caméra s’élève au-dessus de ses personnages, pour filmer la beauté d’un coucher de soleil sur le fleuve, on ressent le bricolage, la peine que s’est donné Hamadi pour s’offrir ce temps de suspension. Chez le cinéaste congolais, l’élan épique ne vient pas d’en haut, comme une note divine qui donnerait à l’ensemble une tonalité nouvelle, mais est arraché à l’âpreté de la réalité.
Âpre, le mot est faible : les images du spectacle de théâtre dans lequel les protagonistes rejouent devant un fond noir le moment du basculement — ces instants terribles où ils ont vu leurs corps se déchirer — suffisent à prendre la pleine mesure de leur tragédie. Au-delà de proposer, d’une certaine manière, un enregistrement a posteriori de ces violences, le film de Hamadi exacerbe les souffrances de ces victimes. Rejetées par leur proches, ignorées par le pouvoir, elles apparaissent comme les seules à porter le souvenir d’une guerre oubliée. Loin d’être une marche victorieuse, ce voyage dans des conditions effroyables, que ponctue l’indifférence qui les attend à Kinshasa, apparaît comme le point final d’un véritable calvaire. Mais parfois, d’un rien une fête surgit, écrit le poète Christian Bobin. C’est par l’acharnement qu’il met à filmer, dans le détail, ces corps empêchés qui luttent pour rester en mouvement — ce que symbolise la danse de cette femme stupéfiante d’énergie et d’habileté alors qu’elle est amputée de tous ses membres — que le cinéaste dessine sous la surface de son cinéma de témoignage, rude et harponné à la réalité, une image iconique et universelle des victimes de guerre.