Pour cette 40ème édition, Cinéma du Réel accueillait une nouvelle directrice artistique, Andréa Picard (ancienne programmatrice pour le Toronto International Film Festival), et notamment une rétrospective pour fêter cet anniversaire, intitulée « Qu’est-ce que le réel ? 40 ans de réflexion ». Retour sur cette édition en quelques films présents en compétitions.
Observations
Le palmarès rendu en fin de festival par les différents jurys fut à l’image des sélections : hétéroclites et tranchées dans leurs choix de programmation. C’est ainsi que le Grand Prix Cinéma du Réel est revenu à James Benning pour L. Cohen. Un film qui pose de manière aiguë la question de la frontière entre documentaire et installation, puisqu’il n’est constitué que d’un seul plan fixe de 45 minutes, figurant un paysage désertique de l’Oregon. Nulle action ni irruption ne viennent entraver le déroulement de ce temps de film, qui révèle peu à peu, à travers la captation sonore de cet environnement et les infimes variations à l’intérieur de l’image, la puissance hypnotique d’une observation prolongée du réel. La caméra posée ici ne vient en rien le perturber, et réclame tout simplement un véritable abandon du spectateur à la contemplation et à l’écoute. Et ce décor qui emprunte beaucoup à l’imaginaire du cinéma américain (on pourrait délimiter un grand écart entre le western et l’œuvre de Kelly Reichardt) devient peu à peu personnage et sujet, tout comme le titre énigmatique du film renvoie volontiers à tout un pan de l’histoire musicale des États-Unis.
Un autre film distingué par le palmarès (Prix de l’Institut français – Louis Marcorelles) faisait de l’observation le sel même de l’inscription de ses personnages dans le récit, avec Les Proies de Marine de Contes. En une cinquantaine de minutes, la réalisatrice réussit à créer, en posant sa caméra dans une forêt des Landes de Gascogne, un univers à la lisière du fantastique. Elle y filme le rituel de la chasse à la palombe, et met en scène des personnages en position d’attente, aux aguets, documentant ainsi une pratique qui tient plus de la patience aguerrie que de l’action. Et redouble ainsi la position du spectateur, lui aussi dans l’attente d’un passage à l’acte, et invité à être attentif afin de saisir la nature même de ce qui se joue ici. Car à travers cet univers mystérieux caché sous les arbres, composé de cabanes sommairement construites et d’étranges systèmes à poulies, c’est tout un imaginaire du film post-apocalyptique qui se trouve convoqué, renforcé par ces figures masculines, ces visages marqués et silencieux. Ils semblent ici, dans un premier temps, faire acte de survie, mais peu à peu, le film laisse entendre que c’est peut-être cette pratique, située dans un temps indéfinissable et suspendue à sa possible transmission, qui se trouve en position de danger.
« Les Proies » de Marine de Contes
Le Prix du court-métrage fut attribué à un film palestinien, White Elephant de Shuruq Harb, qui vint lui aussi proposer un autre mode d’observation du réel, à travers des vidéos des années 1990 glanées sur Internet. C’est le portrait d’une époque – le début des années 1990 – à travers les yeux d’une Palestinienne fictive, qui opère un retour sur sa propre jeunesse. Une adolescence marquée par la possibilité d’un processus de paix initié par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, mais aussi son envers de violence, à travers l’évocation d’un ami militant de la première Intifada. Ce télescopage d’images brutes, de textures et de qualité variables, rend véritablement compte du caractère composite d’une époque, mais aussi de la capacité de recomposition a posteriori – et peut-être comme miroir déformant – de ce qui fonde le souvenir. C’est notamment ce qui permet à ce film d’opérer un grand écart entre les images de la guerre du Golfe et celles de l’importance de la musique électronique, à travers une rave party où la narratrice peut enfin, l’espace de quelques heures, oublier les frontières qui se sont érigées entre Israéliens et Palestiniens.
« White Elephant » de Shuruq Harb
Politique
Cette 40ème édition fut également marquée par des films abordant des enjeux politiques au présent. Ce fut notamment le cas avec Kinshasa Makambo du cinéaste congolais Dieudo Hamadi. Fin 2016, la jeunesse congolaise se lance dans les rues de la capitale pour manifester son refus de voir le président Joseph Kabila se maintenir au pouvoir, faute d’organisation d’une élection. La caméra de Dieudo Hamadi, toujours très frontale et plus que jamais exposée, doit faire face à la répression de ces manifestations par les balles de l’armée. En se focalisant sur trois personnages, Christian, militant du parti d’opposition, Jean-Marie, récemment torturé en prison, et Ben, de retour d’un exil forcé, Dieudo Hamadi poursuit son exercice d’auscultation de la situation de son pays, toujours en passant par une souterraine filiation avec le cinéma de genre. Qu’il filme la tenue de réunions secrètes ou la violence des manifestations, le cinéaste congolais réussit à maintenir une relation particulière et intime avec ses personnages, sans jamais relâcher la tension des affrontements qui les entourent. Il n’y a pourtant nulle fiction ici, on tire à balles réelles, et l’engagement de Dieudo Hamadi auprès de ces trois personnages fait figure de geste éminemment politique.
« Kinshasa Makambo » de Dieudo Hamadi
Dans la même veine du cinéma direct, Anni du cinéaste chinois Zhu Rikun met en scène une jeune fille de 10 ans à qui on refuse l’accès à sa nouvelle école à Hefei, ville de l’Est de la Chine. Une contestation s’organise autour d’une petite place, et l’on comprend bien vite qu’il s’agit ici, à travers Anni, d’exercer des pressions sur son père, dissident politique traqué par le gouvernement. Zhu Rikun propose ici une exploration de l’intérieur de son pays, par opposition à ces news radio qui ouvrent le film, et font office de « visage officiel » d’une prétendue normalité du régime chinois. Le cinéaste capte avec une grande acuité la mise en place d’une organisation contestataire, d’une prise de parole qui n’a pas sa place au sein du régime, et doit jouer des coudes pour exister. À l’instar d’un Dieudo Hamadi, Zhu Rikun fait figure de cinéaste en résistance, d’autant plus qu’il filme de manière totalement clandestine dans un pays où la prise d’images est particulièrement contrôlée. Preuve à l’appui, avec une des dernières séquences du film, captée à travers la grille d’une école, où le directeur sermonne les représentants de la contestation autour du cas d’Anni. S’y joue notamment un dialogue particulièrement éloquent sur la censure, dont on prend conscience qu’elle est bien souvent une forme qui ne dit jamais clairement son nom.
« Anni » de Zhu Rikun
Zentralflughafen par Karim Aïnouz, autre film en compétition internationale, vint quant à lui poser sa caméra à l’intérieur de l’enceinte de l’ancien aéroport Tempelhof de Berlin. Un lieu d’abord présenté comme dépositaire d’une mémoire, à travers une visite guidée revenant sur sa grandeur passée et sa valeur stratégique, notamment en temps de guerre (il fut inauguré en 1923). La traversée de grands halls vides fait ainsi advenir, à travers cette part de récit de l’histoire allemande, une myriade de fantômes, bien vite remplacés par les images de riverains s’adonnant à différentes activités de loisirs sur les pistes de l’aéroport ou à l’élaboration de jardins partagés (Tempelhof est reconverti en grand parc depuis 2010). L’histoire est ainsi représentée comme une accumulation de strates, qui viennent se recouvrir sans s’annuler, qui cohabitent, et mènent directement au cœur du film. Car aujourd’hui, depuis 2015, l’enceinte de Tempelhof abrite également un centre d’hébergement d’urgence pour les demandeurs d’asile, répartis dans des box qui leur servent d’abris temporaires. C’est ainsi que vient se superposer au grand récit national celui, en voix off, de l’itinéraire d’un réfugié syrien. Son évocation de la Syrie en guerre fait ainsi écho, dans ce lieu chargé d’un passé pas si lointain, aux images de la Seconde Guerre mondiale, ramenant la détresse des réfugiés à tout un pan de l’histoire européenne. Patiemment, le film dévoile l’organisation et la mise en place progressive de ce lieu d’accueil, qui devient une véritable petite cité à l’intérieur de Berlin, et construit pas à pas une porosité avec cet extérieur représenté par le parc qu’est devenu Tempelhof. Et évoque ainsi, sans éclats malvenus, la possibilité d’un dialogue qui soit un véritable partage entre les peuples.
« Zentralflughafen » de Karim Aïnouz