Cette année encore, les différentes sélections de Cinéma du Réel ont permis d’explorer les voies contemporaines du documentaire. Par la multiplicité des formes et des propositions, les cinéastes présents ont pu prouver, films à l’appui, à quel point l’approche du réel nécessite ouverture, audace et force à un renouvellement constant. Malgré quelques relatives déceptions (Harun Farocki dans une moindre mesure, mais surtout l’académisme ronflant des films d’Echevarría et de Volker Koepp), le travail de sélection effectué par l’équipe du festival s’est avéré de grande qualité. Nous sommes très heureux de voir que des cinéastes comme Mehran Tamadon ou Dieudo Hamadi, que nous soutenons depuis leurs débuts, réussissent à séduire un public plus large, qui a été au rendez-vous durant tout le festival.
Dans un premier temps, nous revenons dans ce compte-rendu sur certains films du palmarès, avant de traiter d’autres œuvres qui ont retenu notre attention. Retrouvez également notre article sur la programmation consacrée à la nuit ici.
Iranien de Mehran Tamadon – Grand Prix Cinéma du Réel
Intérieur d’une mosquée. On voit la concentration des visages et les gestes rituels. On voit aussi un moment de retrouvailles familiales. Des hommes à l’autorité paternaliste discutent, d’autres veillent au bon fonctionnement du lieu. À la fin, un discours est répété par la foule. On y entend « Vive la république islamique, à bas les États-Unis ».
Mehran Tamadon, découvert à Visions du Réel pour son film Bassidji (2010), dans lequel sans s’opposer frontalement au régime – donc sans faire le choix d’un film clandestin –, il interrogeait des Gardiens de la Révolution, clamait son désir de comprendre des hommes pour titiller la légitimité de leurs idées.
Le lieu commun de l’Iran
Iranien est construit avec la même croyance au dialogue, et ce début, où la mosquée est d’abord un lieu de vie incontournable avant la représentation de l’oppression, suit le schéma du film. Tamadon questionne plutôt qu’il ne dénonce, donne à penser plutôt qu’il ne cherche à avoir le dernier mot. Et le voilà qui s’est mis en tête de convaincre des défenseurs du régime de venir passer un week-end dans sa maison familiale, à quelques heures de Téhéran, pour se prêter au jeu de ce que serait la société iranienne si elle acceptait quelqu’un comme lui : qui croit aux libertés personnelles et non à la loi divine.
On retrouve la rhétorique impeccable des islamistes de Bassidji, rompus aux plus efficientes techniques du marketing politique, on s’étonnera aussi du charisme bonhomme des quatre hommes mollah qui débarquent chez Tamadon, le sourire aux lèvres et l’évangélisation en tête. Face à eux et devant la caméra, il est ce corps étranger qui achève de donner vie à l’incroyable lieu qu’enregistre le film, et où le spectateur réalise avec stupeur qu’il est projeté. Car Tamadon est ici d’abord acteur. C’est lui qui porte le rôle du laïc, des libertés individuelles, lui le français (il y vit avec femme et enfant). Et il a ce physique effacé, petit homme chauve que personne ne remarque, banal et inoffensif, mais dont les questions ont la justesse désarmante et l’insistance des enfants : on ne peut qu’y répondre.
Un week-end à la campagne
Iranien vaut beaucoup pour cet espace inédit : une utopie politique qui se forme brièvement dans un lieu neutre, avec des hommes bientôt rejoints par leurs femmes, puisque ce coin de campagne, avec son potager et sa maison aérée, semble bien agréable. Puis commence la joute sur les questions du moment, particulièrement le voile, dont au moment du tournage on parlait tant en France. On ne s’étendra pas sur ces échanges. S’ils sont évidemment au centre, ils n’apporteront pas de réponse politique, le jeu ayant la limite que se fixent les envoyés du régime, et celle que ne peut que se fixer Tamadon, s’il veut continuer à filmer (et accessoirement à vivre libre, autant qu’un athée puisse l’être). L’intérêt, pour le spectateur, est d’être ballotté de la position de Mehran Tamadon à celle des mollahs. Car n’étant plus dans la simple stigmatisation du régime, les voyant aussi bien défendre calmement leurs idées que ramasser des courgettes ou préparer un barbecue, il pense à l’Iran comme sans doute il n’y a jamais pensé : de l’intérieur. La dictature reviendra, bien sûr. Mais l’espace de quelques instants l’échange existe. Voilà le tour de force du film, et que Tamadon rend possible par sa croyance au cinéma et à la mise en scène (les moments de discussion reposent sur une série de jeux, d’objets, que le cinéaste a soigneusement préparés pendant plus de trois ans pour un tournage de deux jours).
D’où filmer, d’où voir ?
Il y aurait beaucoup à dire sur chacun des personnages, les modérés et les durs, qui ne sont pas toujours ceux que l’on croit, les jeux de charme, les blagues des mollah sur la religion, que bêtement on ne soupçonnait pas. On rêverait d’un film pareil chez les Soviets, chez les Maos, dans les hautes sphères du pouvoir occidental. Il y a des moments de vie simples et très forts, il y a l’absence systématique des femmes et l’évidence que cette absence traumatise littéralement les hommes, fait de leur désir un démon et une névrose. Il y a aussi, derrière le premier plan politique, une belle réflexion sur la croyance comme mémoire collective d’une société. Cette position en second plan, bien que presque inévitable, et le léger reproche qu’on pourra faire au film. Tout le monde sait tellement qu’il sera vu en France, et le « pays-des-droits-de‑l’homme » est un tel pôle d’attraction pour chacun, que le spectateur est un peu fantasmé. Ainsi les questions politiques mises en avant lui correspondent particulièrement, et occultent des aspects comme le rapport à l’autre et au monde qu’implique la croyance. Pour exemple cet incroyable moment de sieste où Mehran et les défenseurs du régime sont allongés les uns contre les autres en parlant de l’au-delà : « Vraiment, tu penses qu’il y a juste rien, après la mort ? » demande l’un, « Tu n’as pas peur ? » Moment de partage sidérant dans ce contexte iranien, instant d’intime universel, où la politique s’efface devant l’humanité. C’est un peu le rêve de l’Iran.
C.P.
Examen d’État de Dieudo Hamadi – Prix International de la SCAM et Prix des éditeurs Potemkine
Après Atalaku, qui suivait les pas d’un pasteur à la morale douteuse pendant la campagne présidentielle de 2011 au Congo (Prix Joris Ivens l’an dernier), Dieudo Hamadi semble n’avoir rien perdu de son brio de conteur. Examen d’État raconte comment une bande de jeunes Congolais, exclus de leur école pour n’avoir pas payé la « prime du professeur », vont louer une maison pour préparer ce fameux examen, précieux sésame pour accéder à des études supérieures. Dieudo Hamadi étonne d’abord par son culot narratif et la cohérence qu’il injecte à son récit, bien qu’il aille piocher dans des registres très variés, bien éloignés d’une description naturaliste du réel : film de bande, à suspense, comédie de l’arnaque et de la mauvaise foi, rude peinture des aspirations déchues de la jeunesse congolaise, étude du système éducatif, ou encore quelques séquences empreintes du mysticisme local. Tout ceci ne se fait pas sans provoquer le réel, sans le prendre à bras-le-corps, mais plutôt que de manipulation (les personnages sont tout à fait conscients de l’omniprésence de la caméra et l’acceptent avec une authenticité déconcertante), c’est de l’investissement intègre du cinéaste dans la description des tumultes de son pays qu’il est ici question. En observateur consciencieux et impliqué, le jeune réalisateur avance, une fois de plus, caméra au poing.
Sans compromis
Car Dieudo Hamadi sait recueillir avec souplesse toute les ambiguïtés qui agitent la société congolaise, sans jamais jeter le moindre regard de compromission sur les situations qu’il réussit à saisir. Aux injustices sociales qui traversent le système éducatif (la « prime du professeur », aberrant raccourci qui oblige les élèves à payer directement leurs enseignants pour pouvoir continuer à assister aux cours) vient se greffer tout un business de la réussite à l’examen, qui s’étend de la triche pure et simple (fuite des réponses du concours) au recours à des prêcheurs qui font leurs choux gras sur le dos de la misère. C’est également ainsi que l’école buissonnière, qui s’invente au fil du récit, ne constitue pas non plus une alternative bénie et utopique, mais plutôt un repli sur une angoisse palpable de l’échec que personne ne semble pouvoir dompter.
Le tableau serait d’un noir effrayant et désabusé s’il n’était pas soulevé par une vitalité surprenante, qui se traduit à la fois dans les énergies du portrait de groupe et le volontarisme de Dieudo Hamadi, qui ne sacrifie pas son film à un simple constat accablant et pessimiste. C’est même le contraire qui se produit, puisque les portes du récit sont ici grandes ouvertes à toutes les combinaisons possibles, du directeur de l’école venant rendre visite à ses anciens élèves pour les encourager – et leur réclamer l’argent qu’ils doivent – à ce grand frère qui tente de se transformer en professeur – avant de se rabattre, tel un bookmaker, sur les combinaisons possibles de bonnes réponses à l’examen. L’échiquier, toujours mouvant, donne le sentiment d’un allègre capharnaüm pourtant miné par les intérêts individuels, un double-jeu qui soulève constamment la suspicion, si ce n’est le personnage taiseux de Joël, qui semble jouer sa vie toute entière sur cet examen.
Les puissances du faux
Joël constitue la force de rétention d’un film sursautant, qui risque de finir dans le décor à chaque virage du récit, dont l’intrépidité de tons et d’humeurs pourrait conduire à l’explosion en cours de route. Ce personnage fil rouge, par son angoisse sourde et son visage impassible, sa nécessité de réussite à l’examen sous peine de finir porteur au marché, rappelle que ce réel là, au-delà des gesticulations des uns et des autres, est une vérité concrète. Et aliénante. Car le sérieux de Joël cache lui aussi sa part obscure : c’est en faisant appel aux décoctions d’un rebouteux qu’il croit pouvoir réussir à l’examen. Ici même, personnage et cinéaste se retrouvent sur la même ligne : en faisant appel aux puissances du faux, ils cherchent à mettre la main sur leur propre réel. Tout le reste n’est que question d’équilibre, ce que Dieudo Hamadi, marchant sur le fil qui est le sien, a parfaitement compris.
J.M.
Metáfora ou A Tristeza Virada do Avesso de Catarina Vasconcelos – Prix du meilleur court métrage
C’est à l’unanimité que le jury de la compétition des premiers films et courts métrages a attribué le prix du meilleur film court à Catarina Vasconcelos pour le portrait sensible d’une absente, la mère de la cinéaste, et des rêves perdus de sa génération, celle de la Révolution des Oeillets. Ce film épistolaire, convoquant les souvenirs endeuillés de la jeune femme à Londres – où elle vit – et de son frère à Lisbonne, parvient à passer sans encombre de la mémoire intime au récit politique ; scrutant les photographies de leurs parents, visages juvéniles de la Réforme agraire, en quête d’indices du sens de leur engagement et se demandant à quelles luttes eux-mêmes, enfants de la Révolution, pourraient aujourd’hui se vouer tandis que le 25 avril semble être devenu la date commémorative d’une lacune collective.
Mêlant images numériques et Super 8, la cinéaste tente de comprendre le fossé où se sont abîmés, d’une génération à l’autre, les idéaux de ses parents : cet exercice de mémoire trouve sa forme nostalgique dans un dispositif délicat et fragile, où la jeune femme réussit, corps et voix, à trouver sa place de petite souris aux côtés de l’éléphant, animal totémique de la mémoire et du deuil, qu’elle choisit comme emblème de ces petites et grandes histoires.
A.L.
Il Segreto de cyop&kaf – Prix Joris Ivens et Mention spéciale du Prix des Jeunes
Cette année, deux films remarqués nouaient un dialogue intéressant autour d’un des genres les plus féconds du cinéma : le film de sales gosses. Deux regards, deux méthodes, deux sujets différents mais toujours la même question : comment filmer des enfants sans se faire happer par le tumulte ?
Lauréat du prix Joris Ivens, Il Segreto des « street artists » cyop &kaf, dresse le portrait d’un groupe de petits vadrouilleurs à la recherche de sapins de noël, dans un Naples décrépi, symbole d’une Italie en ruine. Entassant les arbres dans une courette en cul-de-bouteille, sorte d’atrium en étuve constamment épié par un voisinage dubitatif, ils ressemblent aux enfants du pays imaginaire de Hook, mais exilés dans le réel. Un réel forcément moins luxuriant, même carrément décati, qui présenterait autant de ressources ludiques et fabuleuses que l’île du capitaine crochet. Chamailleurs, ricaneurs, complices et livrés à eux-mêmes, ils sont semblables à tous ces enfants des rues qui alimentent, depuis Chaplin, les histoires fictives ou documentaires de l’enfance. Pourtant, s’ils tachent d’œuvrer dans le sillage des contes et légendes, la trop grande proximité des filmeurs avec les enfants pousse le récit au vagabondage. Peu à peu, l’équilibre entre curiosité, énigme et immersion s’exténue, laissant place à la conviction qu’un rabotage de la durée du film (89 min) l’eût sûrement préservé d’une agaçante impression de répétition. Le montage, incisif et minutieux dans ses raccords, phagocyte les événements en petits tronçons de réels qui en abolissent du même coup toute la pulpe. À trop filmer le nez dans le guidon, cyop&kaf versent dans la fascination un peu bébête. Manquent la narration et une dramaturgie, fut-elle purement plastique ou visuelle (puisqu’il s’agit d’artistes, on était en droit de s’attendre à un peu d’audace), pour tirer cette immersion vibrionnante vers le terrain du symbolique, où le film peine à se hisser. Dans un finish jubilatoire, les enfants amoncellent les cadavres de sapins au sein d’un petit enclos improvisé et embrasent leur stèle de fortune, pour la beauté du geste. S’il donne une finalité – et de l’éclat, plus qu’un éclaircissement – à cette épineuse mission, l’épilogue dévoile du même coup l’absence totale de point de vue des auteurs. Art de l’effet sans suite dénué de suite dans les idées, on regrette la présence d’un regard adulte pour orchestrer ces gestes et images perdues qui flottent dans un nuage de saynètes dont l’accumulation ne rend jamais justice à la beauté qui y réside.
A.D.
Si j’existe, je ne suis pas un autre d’Olivier Dury et Marie-Violaine Brincard – Compétition Française
Non primé mais célébré par les applaudissements nourris du public, Si j’existe, je ne suis pas un autre d’Olivier Dury et Marie-Violaine Brincard pose un regard différent sur le monde de l’enfance. Le sujet, parce qu’à l’opposé du premier film, semble malicieusement lui répondre. Nous sommes dans une classe spécialisée au sein du lycée professionnel de Bondy, en Seine-Saint-Denis. Ces gosses-là sont les grands frères des voleurs de sapins. Adolescents, un peu moins magnétiques, plus grands, plus nonchalants, moins beaux aussi, comme on l’est à cet âge, ils sont des enfants dans des corps d’adultes. Leur agitation est intérieure, enfouie, tue, et les fracas qu’elle déclenche en explosant semblent interdire tout dispositif de captation à main levée – le risque serait de ne rien voir que la trace de corps frémissants. C’est pourquoi le choix de longs plans fixes et larges permet d’encadrer ces jeunes et de tenir leur tourbillon à distance, dans un geste inverse à celui des auteurs d’Il Segreto. Composés dans l’enceinte de la classe, qui constitue un premier carcan, les plans isolent un ou plusieurs élèves dans les limites d’un cadre dont ils ne peuvent déroger, contraints par la nécessité de rester. Par moments, l’exercice tient du miracle lorsqu’au fil d’un plan maintenu fixe sur un élève diverti par le va-et-vient des filles dans la cour, celui-ci sort du cadre et rejoint ses camarades à l’air libre, après avoir pris soin d’en demander la permission. Dans le même mouvement, sans coupe, le personnage quitte le premier plan pour s’insinuer dans le second, pénétrant ainsi l’espace projectif de ce qui, quelques minutes plus tôt, incarnait encore un Éden interdit d’accès. L’effet est saisissant, et pareil aux personnages de Minnelli ou Kurosawa, Mohamed (c’est son prénom) entre littéralement dans le tableau dont il a lui même organisé les éléments (les filles qu’il siffle, les potes qu’il charrie, les inconnus qu’il menace par bravade, le tout depuis la fenêtre de sa classe, au premier plan). Si le dispositif répond aux exigences de son sujet, une classe, des élèves, donc des corps figés, la justesse des cadrages n’en reste pas moins à mettre au crédit des auteurs. La confiance placée dans leurs plans paraît sans limites, et les amples durées, jamais ennuyeuses (contrairement au saucissonnage d’Il Segreto), attestent l’importance que revêt une méthode rigoureuse lorsqu’elle est pensée et qu’elle repose sur une intuition sensible.
En somme, deux approches de l’enfance pour une ambition commune : l’effacement du filmeur et la représentation d’un réel brut, sans afféteries. La comparaison de ces deux films nous aura appris deux choses. La première, c’est que l’enfance ne surgit pas miraculeusement des enfants, mais d’une attention portée à chacun de leurs gestes. La seconde, c’est qu’une méthode, si restrictive soit-elle, est toujours le meilleur écrin pour accueillir la drôlerie éruptive et les pépites du réel. À ce titre, s’il finit tant bien que mal par accomplir son programme de fable, Il Segreto ne peut que s’incliner devant le magnétisme et la simplicité du film d’Olivier Dury et Marie-Violaine Brincard qui, pour bien des raisons, aurait mérité d’être distingué.
A.D.
Que ta joie demeure de Denis Côté – Compétition Internationale
Éros et Meccanos
Depuis dix ans qu’il zigzague entre les genres, le Québécois Denis Côté s’est niché dans une encoche au carrefour du documentaire et de la fiction. Après Bestiaire (2012), essai documentaire hypnotique et non narratif, Que ta joie demeure poursuit un travail pluriel, entre captation et jeu, loin du style cinéma direct qui fit les belles heures de l’ONF québécois (Michel Brault et Pierre Perrault, pour ne citer qu’eux).
Passé un premier plan propulsant le film dans le territoire de la fiction – une jeune femme, cadrée de dos, le visage tourné vers la caméra, dans une posture contraignante qui d’emblée reflète l’inconfort d’un faux semblant, adresse un monologue autoritaire à ce que l’on devine, in fine, être sa machine – le réalisateur déjoue son amorce de dispositif et filme des appareils, des travailleurs, leurs gestes, les pièces usinées, les processus usinant, le ballet mécanique des vérins, des engrenages, des filetages, les parades nuptiales du piston et des perceuses qui perforent des plaques de métal offertes en enfilade, les fluides blanchâtres et visqueux dégorgeant d’orifices fraîchement façonnés, soit autant de tableaux visuellement suggestifs, dont l’attraction finit par nous faire oublier qu’au commencement, une ouvrière nous incitait à réfléchir la relation de couple entre le travailleur et son outil. Jamais le cinéaste ne s’était abandonné à la séduction des textures, des matières, du contact des peaux et des surfaces dans un geste aussi sensuel. Une première partie plonge ainsi le spectateur dans le bain d’une série de plans magnétiques. Les automates, organismes complexes auscultés en détail ou saisis intégralement, donnent le tempo d’une cadence de travail calquée sur leur rythme imperturbable, appareillant les corps besogneux aux battements entêtants du coït industriel. Rarement le travail manuel n’aura suscité pareil envoûtement au sein d’un film documentaire. Posant sur les machines un regard d’enfant sur de gros jouets, Denis Côté fait jaillir un érotisme insolite et tire par les frottements du réel et de l’imaginaire, les étincelles d’une poétique de libre association.
Formellement, les séquences de captation pure alternent avec un régime second, emboîté dans le premier, où des acteurs jouent aux côtés des travailleurs. Le film se dédouble et creuse le réel d’un envers de simulacre qui jette le trouble sur la nature de ces images. S’agit-il de faux-semblants ? Quel statut sommes-nous censés donner à ces scènes de la vie professionnelle ? Sommes-nous dans un conte, comme l’un des personnages nous invite à le croire ? Autant de questions qui resteront sans réponse, malgré les rimes et pistes de réflexion laissées entrouvertes, au rang desquelles la relation intime entre l’ouvrier et sa machine semble la plus lancinante. Et si le travail en usine n’était en définitive qu’une histoire de couple, transférée du foyer à l’espace professionnel ? Après tout, comme dit l’un des personnages, « le boulot c’est la moitié de la vie ». Loin des discours militants, l’attention portée au rythme de la machine, la complicité parfois rituelle, lorsqu’un ouvrier s’acquitte d’une petite prière avant de démarrer sa bécane, prend le contre-pied des sempiternelles discours sur l’aliénation de l’homme par sa machine. Au risque de tordre une hypothèse tenue pour acquise, le cinéaste décide de voir les choses par l’autre bout de la lorgnette, sans misérabilisme, explorant les relations affectives et organiques qu’un travailleur noue avec son outil. Ainsi, lors d’une pause clope, un ouvrier raconte qu’il ne pourrait se satisfaire d’une machine plus lente que la sienne, pourtant très rapide, comme s’ils étaient fait l’un pour l’autre, calibrés sur une pulsation identique.
Entre variation des cadrages, des échelles, des mouvements de caméra et fécondation in vitro du jeu dans l’enceinte du réel, Denis Côté joue les laborantins et tire les fruits d’une démarche sans cesse renouvelée. En résulte la permanence d’un style, en retrait des querelles fiction/docu, où s’épanouissent des dispositifs de mise en scène innovants. Du reste, si de telles propositions restent cantonnées aux circuits festivaliers, elles leur permettent d’honorer leur vocation première : garantir une visibilité aux œuvres complexes et exigeantes qui, dans d’autres circonstances, ne rencontreraient peut-être jamais leur public.
A.D.
Sauf ici, peut-être de Matthieu Chatellier – Compétition française
Dans une communauté Emmaüs à proximité de Caen, Matthieu Chatellier a trouvé matière à poursuivre son travail de cinéaste à l’écoute. Un repaire de naufragés de la vie, qui investissent ce havre hors du temps comme des enfants qui créeraient leur propre maison de poupée. Sauf ici, peut-être ne s’attache pas tant au fonctionnement de la vie en communauté, mais plutôt à en faire surgir, par la parole, les tracas du monde au-dehors, celui dont ses hommes, tels des moines, ont préféré se retirer. C’est une sorte de « périphérie » du réel que Matthieu Chatellier dresse alors, à travers les portraits croisés de ces travailleurs, dont les visages marqués et les silences représentent autant de cartes que le cinéaste se propose de sillonner.
Le travail d’approche de Chatellier se veut discret, sans chercher à tout prix la connivence. La gêne qui se dégage parfois de ces portraits tient à la fois de la maladresse naturelle des personnages face à une caméra qui sert d’interface entre eux et le monde, et du spectateur, se retrouvant nez à nez avec toute une clique mise au ban de la société. Des regards perdus, usés, de ceux qu’il est difficile d’affronter, et pourtant empreints d’une joie toute enfantine lorsqu’ils s’éveillent. Le propos n’est pas ici ouvertement politique, mais le film délimite cependant tout un territoire partiellement abandonné, jonché d’objets dont on se débarrasse, et que ces hommes trient patiemment avant de les exposer, pour leur donner une chance d’être renvoyés dans le monde.
Cet interstice entre vie monacale et contacts avec l’extérieur (qui resteront hors-champ) est donc investi de témoignages qui cherchent à briser la glace sans bousculer la fragile marche en avant des personnages. La délicatesse et l’attention développées par Matthieu Chatellier tiennent du numéro de funambule, et agissent à doses homéopathiques, en une alchimie qui est à chaque fois remise en jeu. Il suffit ici de quelques mots, là d’un objet, d’une cigarette de plus, d’un lieu commun ou d’un travailleur en action pour enclencher le dialogue, partir sur les routes du passé et effleurer ce qu’a pu être une vie passée à chercher sa destination, avant d’atterrir ici et enfin poser bagage. Le film met alors en scène les détours simples que peut prendre la parole pour toucher à l’intime, et saisit l’essence de ce qu’un visage, lorsqu’il s’arrête brusquement d’être animé par des mots, transmet de l’existence d’un homme. Et sans faire de bruit, Sauf ici, peut-être devient un espace d’échanges et d’observation, qui remet progressivement ce micro univers au centre d’un monde qui ne semble plus qu’un lointain souvenir. C’est pourtant bien lui qui gravite autour de la communauté.
J.M.
Le Dernier Voyage de Mme Phung de Nguyen Thi Tham – Compétition Internationale Premiers Films
Mme Phung est à la tête d’une troupe de travestis qui sillonne les routes du Vietnam, et installe sa scène et ses stands dans des terrains vagues, transformant les lieux en une fête foraine où viennent se distraire les familles. À travers une galerie de portraits assez réussis, la réalisatrice trouve de quoi interroger les conditions d’une existence itinérante et semi clandestine, et qui pourtant se donne en spectacle, arborant des tenues hautes en couleurs et débridées. Mais c’est surtout par rapport au statut ambivalent du travestissement – à la fois show et affichage d’une sexualité – que Nguyen Thi Tham tient un sujet en or, qu’elle ne traite que partiellement. Si l’on saisit bien l’étrange attraction que ce statut peut susciter chez la gent masculine, ou à l’inverse la violence et le rejet qu’il peut engendrer, elle reste sur le seuil en ce qui concerne les liens qu’entretiennent les membres de la troupe entre leur sexualité et leur métier, qui perpétue en quelque sorte une forme de marginalité – celle de la « bête de scène ».
La cinéaste s’en tient à un portrait touchant mais plus convenu, qui sert de fil rouge à l’ensemble, celui de la fameuse Mme Phung et de son rôle de directrice de troupe. Elle sert de liant entre les générations et prodigue ordres et conseils, alors qu’elle éprouve une fatigue persistante due à son mode de vie. C’est sur cette tension entre résistance et relâchement que la réalisatrice s’appuie pour filmer le combat quotidien de cette femme – non pas pour faire accepter sa condition (les mœurs locales n’en sont malheureusement pas encore là) – mais simplement pour apprendre à ses ouailles à ne pas trop jouir de leur différence. Du haut de son expérience de vie, Mme Phung ne sait que trop bien ce qu’il en coûte, et cette prévenance pointe un désœuvrement certain, qui n’attend pourtant jamais le stade de la révolte. En cela, le film s’avère efficace pour décrire la chape de plomb qui plane au-dessus de la troupe, et les contraint à vivre dans un inconfortable entre-deux, celui d’une pseudo-émancipation qui n’est rien d’autre que le cache-misère de l’intolérance.
J.M.