Entretiens rejoués par des comédiens ou les protagonistes eux-mêmes et séquences montrant le travail à la chaîne de découpe et d’emballage de la viande dans plusieurs abattoirs industriels dessinent la trame de ce récit de la condition ouvrière. Manuela Frésil a longuement enquêté, puis filmé dans différentes usines avant de construire la forme de ce documentaire où les voix, comme les carcasses d’animaux flottent au dessus des corps.
Éli Lotar avait fixé, dans Les Abattoirs de La Villette, l’étrangeté de l’animal découpé par l’homme à des fins de consommation, en photographiant des paires de pattes sagement rangées contre un mur. L’image, publiée dans la revue surréaliste Documents dans les années 1930, voisinait avec le cliché des jambes des girls d’une revue hollywoodienne. C’est le même type de grand écart que propose Manuela Frésil, rendant l’étrange fascination que procure la vision de cadavres animaux dans un abattoir industriel, et la faisant voisiner avec la non moins insolite agitation des humains autour d’eux. Entre l’homme vivant et la bête morte, c’est la machine qui organise la relation, décide de la cadence, orchestre le ballet.
Les cauchemars récurrents de ceux qui sont aux postes de mise à mort des bêtes, la cadence des gestes répétitifs qui meurtrit le corps, l’interdiction pour les contremaîtres d’avoir des amis parmi leurs subordonnés, les ouvriers qui craquent moralement ou qui quittent la chaîne pour arrêt maladie, mais reviennent toujours puisque l’abattoir est le seul employeur de la région : des voix nous racontent les conditions de travail, leur dureté physique et psychologique. Ces conditions de travail, nous les voyons dans les séquences filmées à l’abattoir, ou dans la reconstitution des mouvements hors de leur cadre naturel, à la plage ou devant l’usine. Pour raconter l’imprégnation profonde d’un métier, ouvrier d’abattoir, la cinéaste passe par l’observation méticuleuse des gestes, soit in situ soit filmés hors contexte, mais aussi par des récits plus généraux sur la perception de la vie d’usine.
Les chaînes font flotter dans les airs des pattes de poules ou les pièces de viande qui surgissent dans le cadre, jetés depuis le hors-champ, tandis que des mains étiquettent des cartons à une vitesse étourdissante. Trancher dans le vif, ôter les têtes, les pattes : c’est bien de découpage qu’il est question, mais aussi d’un point de vue cinématographique. Dépecés par le montage, les récits respectent ainsi le souci d’anonymat souhaité par les témoins, mais manifestent aussi, par la distorsion entre l’image et le son, la manière dont les corps sont déshumanisés, automatisés par ce travail qui les obligent à se soumettre à la machine. Ils insistent, encore, sur la forme d’universalité qui les relie les uns aux autres. « On s’est tout de suite dit, c’est comme dans Charlot dans Les Temps modernes », dit une voix d’homme.
Manuela Frésil a enquêté, longtemps, et recueilli la parole de dizaines d’ouvriers travaillant dans des abattoirs industriels. Ce qui a émergé, très fortement, de ces rencontres, ce n’était pas, comme elle l’avait imaginé, le remords de tuer, mais la douleur de refaire les mêmes gestes, des années durant. À la difficulté de filmer les usines, lieux privés qui placent toujours le cinéaste sous le regard d’un contremaître, se sont ajoutés la peur de parler des salariés rencontrés, et le renforcement des conditions d’hygiène et de sécurité imposés par la crise de la vache folle.
Entrée du personnel est donc un projet de longue haleine, parvenant dans les salles après plusieurs années d’élaboration, et un parcours dans les festivals. Il résulte une forte concentration de tout le matériau agrégé dans des images aussi fortes que les voix sont émouvantes. Rares sont les ouvriers, souvent syndicalistes, qui ont accepté d’être filmés devant leurs usines exécutant la chorégraphie singulière des gestes du travail sortis de leur contexte. À partir des voix et des gestes émerge une communauté qui rappelle celle des femmes de ménage rencontrées par Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham : qui aiment leur métier, ou pas, qui trouvent les mots pour dire comment il s’imprègne dans la vie quotidienne, mais qui ont à cœur aussi de dire l’humanité qui subsiste derrière la mécanisation du travail.