Né trois fois – en Autriche où il débuta le culturisme, à Hollywood comme acteur, puis en politique comme gouverneur – Arnold Schwarzenegger incarne le rêve américain dans un déroulé impeccablement séquencé. Au cinéma, sa démesure a été la matrice d’une génération de figurines bodybuildées dont Dwayne « The Rock » Johnson serait l’étendard contemporain. Lui non plus ne fait guère mystère de ses ambitions politiques, à la différence près que l’ex-catcheur possède l’acte de naissance idoine pour se lancer à la conquête de la Maison Blanche. Cette visée présidentielle, à jamais hors d’atteinte pour l’émigré autrichien, reste la seule limite d’un destin à la fois exceptionnel et emblématique. Exceptionnel, car Schwarzie fut le premier à se bâtir un corps aux dimensions mêmes de l’Amérique, véritable réplique en chair et en os de sa « promesse infinie d’abondance ». Emblématique, parce que ce prototype aussi aberrant qu’éphémère annonçait les mutations de la post-humanité, dans ce qui reste une œuvre d’anticipation d’une étonnante cohérence. Une puissance oraculaire que ce colosse débarqué des pâturages styriens tirait, paradoxalement, de sa radicale altérité.
Prolongement à l’écran d’un essai remarquable publié en 2016 par le critique Jérôme Momcilovic, La Fabrique d’Arnold Schwarzenegger, coréalisé avec Camille Juza, fait poindre des archives une mélancolie inattendue, celle d’un demi-dieu privé d’Olympe, empêché de franchir l’ultime palier qui aurait parachevé son ascension sur la scène publique. Cette mélancolie filtre derrière ce sourire sculpté dans la glaise d’un visage ivre de contentement, qui assure de talk-show en talk-show le service après-vente de sa success story reaganienne. Reagan, auquel Schwarzenegger succédera bien plus tard au poste de gouverneur, fut le premier à remettre au pas cette Californie échevelée par la contre-culture des seventies. Dès lors, quel meilleur ambassadeur pour sa décennie triomphale que celui qui choisit l’insolente Venice Beach pour parfaire son physique herculéen et en remontrer au reste de son pays d’adoption ?
L’histoire de Schwarzenegger, c’est donc celle d’un self-made man qui fabrique l’Amérique autant qu’elle le fabrique : un Musclor usiné à ciel ouvert qui prophétise la révolution du fitness et l’avènement de la politique-spectacle, tout en actant le basculement d’Hollywood dans une nouvelle ère de la représentation des corps, marquée par leur technicisation accrue et leur hybridation avec les machines. Simultanément, elle inaugure le déclin d’une tradition circassienne, celle des freaks dont Schwarzie (et bientôt Jim Carrey) travaille le versant parodique et cartoonesque pour ne bientôt devenir plus qu’image. Si sa starification coïncide avec l’apothéose d’un capitalisme sous anabolisants, elle enclenche simultanément le compte à rebours d’une obsolescence programmée. À l’orée des années 1990, en confrontant le T‑800 au T‑1000, Terminator 2 illustre ce combat perdu d’avance de l’homme, même robotisé, contre l’emprise inéluctable du numérique, impossible à métaboliser.
Le documentaire de Momcilovic et Juza aura une résonance particulière pour les cinéphiles d’une certaine génération, pour qui l’apparition du Terminator dans un crépitement d’éclairs, sur une VHS prêtée le temps d’un weekend, relevait de l’épiphanie, au même titre que le moonwalk de Michael Jackson deux ans plus tôt. À travers ce jouet gigantesque, c’est bien notre histoire de spectateur que retrace aussi le film, jusqu’à l’enfance provinciale, hantée chez le petit Arnold par un père autoritaire et l’isolement rural. Au point d’en faire, une fois adulte, un cauchemar récurrent, dans lequel il est réveillé par sa mère et découvre qu’il n’a jamais quitté son village natal de Thal : « Je réalise que toute cette vie merveilleuse, ma vie, n’a jamais existé. » Un constat obsédant qui remet en mémoire la réplique goguenarde que lui lance Sharon Stone dans Total Recall : « Sorry, Quaid, your whole life is just a dream ! ».