Personne n’y pensait, Jérôme Momcilovic l’a fait : écrire autour d’Arnold Schwarzenegger l’un des essais de cinéma les plus inspirés et culottés de ces dernières années. Après les travaux sur Bruce Lee, Tom Cruise et Jim Carrey, l’actologie – cette branche qui, en l’attente d’un intitulé moins pompeux, désigne des essais démontrant que telle filmographie d’acteur a valeur d’œuvre –, prouve qu’elle a le vent en poupe avec un rejeton de plus. Et non des moindres, puisqu’à travers Schwarzy, ce n’est pas seulement le film d’action des années 1980, mais aussi l’histoire du cinéma, celle de la représentation du corps depuis l’invention de la médecine moderne, le blockbuster numérique et l’horizon du clonage que l’on passe en revue. L’occasion de découvrir qu’un acteur qui joue un automate est un acteur au carré, puisque l’automate imite l’homme, et que le comédien interprétant l’automate se retrouve à jouer un robot mimant l’homme qu’il est déjà… Et quand cet automate se charcute devant une glace dans Terminator, c’est soudain lui-même, dans sa belle mécanique, que le spectateur découvre pour la première fois. Vous trouvez ça gonflé ? Pas de panique, non content d’avoir accouché de deux cent cinquante pages passionnantes, l’auteur de Prodiges d’Arnold Schwarzenegger assure le SAV en nous accordant un entretien-fleuve. Là encore, beau programme : des monstres, des jouets, du vivant plaqué sur du mécanique, l’origine eugéniste du cinéma, Stallone & Jim Carrey vs la palette graphique et un point Godwin gros comme le biceps de Schwarzy. La prochaine fois, c’est Arnold qu’on invitera à parler du livre de Jérôme Momcilovic. Promis, on fera plus court.
Le livre commence dans l’œil d’un petit garçon. C’est honnête, parce qu’au lieu de chercher d’emblée à légitimer l’intérêt théorique d’un sujet surprenant à première vue, c’est le premier regard qui fait foi – celui, sidéré, d’un enfant qui découvre Schwarzenegger.
En réalité, ce n’est pas exactement le point de départ du livre. Il découle plutôt de l’intuition que les films de Schwarzenegger forment une œuvre à part entière, et que cette filmographie raconte quelque chose de cohérent. Cela dit, je ne voulais pas verser du côté des cultural studies, ni de cette littérature « intello-pop » qui consiste à prélever des objets un peu ingrats dans la culture populaire et à les rehausser à la feuille d’or théorique. Je ne voulais surtout pas écrire dans le dos de Schwarzenegger et de ce que peut être l’émotion d’un spectateur face à son apparition. C’est pourquoi, dans la première partie du livre, j’évoque deux fois l’image d’un enfant qui regarde Schwarzenegger apparaître sur un écran : d’une part un enfant lambda qui aurait grandi dans les années quatre-vingt avec les films de Schwarzenegger, et d’autre part un enfant de fiction, qui est celui de Last Action Hero puisque le film de John McTiernan parle avant tout de l’émotion d’un jeune spectateur devant une telle apparition. Le premier enfant, c’est évidemment un peu moi puisque j’ai grandi dans ces années-là, où, avec le recul, je réalise que l’on savait encore inventer de beaux monstres à Hollywood. Je ne dis pas que cette décennie est une grande décennie pour le cinéma, mais c’en est une grande pour les monstres. Schwarzenegger, Michael Jackson, Grace Jones…: c’est un moment de basculement dans la représentation des corps. Rendre justice à ces monstres revenait à interroger l’émotion précise qu’ils suscitent. Et très vite, je me suis rendu compte que je tournais autour d’une question essentielle quand on s’intéresse à l’enfance du cinéma. Parce que si Schwarzenegger est, comme je l’explique dans le livre, un corps inédit, ou en tout cas figuré comme tel, il est aussi l’héritier de toute une tradition de monstres hollywoodiens, qui charrient le même ménage de terreur et de fascination. Quelque chose qui relève d’une pure épiphanie – l’éternel retour du train de la Ciotat.
Et puis, on pense tout du long à un petit garçon du fait de votre manière d’ausculter Schwarzenegger comme une grosse figurine.
Le terme de figurine est vraiment adéquat, parce qu’au cinéma Schwarzenegger est un gros jouet. Ça vaut pour tous les monstres hollywoodiens, et bien sûr toute star est un monstre. Marilyn, Marlene Dietrich, King Kong, E.T., le requin des Dents de la mer et Schwarzenegger appartiennent à la même histoire. Il y a chaque fois l’idée de faire apparaître un corps inouï, puis de le livrer au spectateur comme un gros jouet qu’il va pouvoir triturer pendant le temps du film. C’est d’autant plus sensible pour Schwarzenegger qu’il correspond à un moment de l’histoire d’Hollywood qui est celui du film d’action, et qui voit le cinéma se pencher sur les corps littéralement comme s’ils étaient des figurines : on va les ausculter, les faire voler, tomber, les martyriser – tout ce que font les enfants avec leurs jouets. C’est le corps humain lui-même qui devient un gros jouet. Or tout cela nous renvoie précisément à la genèse du cinéma et aux travaux d’Étienne-Jules Marey, Georges Demenÿ, voire Eadweard Muybridge, puisqu’il s’agissait pour eux d’ausculter photographiquement le corps humain pour mieux comprendre son fonctionnement.
Le corps de Schwarzy a ceci de paradoxal que c’est à la fois le triomphe du corps, le premier des corps, et peut-être le présage de la fin du corps…
Avant d’être celui de Schwarzenegger, ce paradoxe traverse l’histoire occidentale du corps depuis André Vésale, Léonard de Vinci, et l’invention de la médecine moderne. À ce titre, c’est fascinant de découvrir que Schwarzenegger raconte au sujet de ses années de bodybuilding qu’il se sentait « comme Léonard de Vinci ». Ouvrir le corps humain, à la Renaissance, revenait à le reprendre à Dieu, ne plus le considérer comme un destin mais comme un avoir, quelque chose que l’on possède et sur quoi on peut intervenir. Michel Foucault dans Naissance de la Clinique et l’anthropologue David Le Breton ont beaucoup insisté sur ce moment charnière. Sonder le mystère de l’intérieur du corps humain, c’est sonder le mystère de l’homme lui-même. Sauf que cette histoire, commencée à la Renaissance, aboutit à ce qu’on appelle aujourd’hui le posthumain, voire le transhumain. En gros, on reprend dans un premier temps à Dieu ce qu’il a fabriqué, pour finalement le défier sur son propre terrain : fabriquer l’homme – et ça, c’est l’horizon du clonage. C’est le moment où l’humain entre dans son ère industrielle, et c’est un moment qui met en jeu la définition même du corps, et de l’humain. Or plusieurs films de Schwarzenegger abordent, par le biais de leurs scénarios, la question du posthumain. Terminator, d’abord : les premiers anatomistes découvrent que l’homme est en fait une machine, et aujourd’hui on cherche à le reproduire comme on fabrique des machines à l’usine. Jumeaux, ensuite : Schwarzenegger y est le résultat d’une expérience eugéniste, rappelant plusieurs précédents dont une expérience menée sur une île au large de l’Angleterre où des scientifiques avaient administré les naissances pour obtenir une progéniture parfaite. Or cette histoire-là, qui n’est pas un cas isolé à la fin du XIXème siècle, nous ramène encore à l’origine du cinéma. Les recherches de Marey ont été subventionnées par la IIIe République dans le but purement eugéniste d’augmenter ce qu’on appelait à l’époque le « rendement de la machine humaine ». La commande faite à Marey visait à satisfaire une demande d’amélioration de la race. Mieux : dans Junior, Schwarzenegger est carrément enceint. C’est le grand fantasme prométhéen, né du drame éternel de l’homme qui ne peut pas enfanter. Et il se trouve que ce scénario-là est aujourd’hui devenu tout à fait plausible. D’ici quinze ans, l’homme pourra sans doute porter un enfant. Enfin, dans À l’aube du sixième jour, Schwarzenegger est cloné. Ne serait-ce qu’à titre thématique, les films de Schwarzenegger racontent ainsi le destin du corps à l’ère de sa reproductibilité industrielle.
En parlant d’eugénisme et d’amélioration de la race, le nazisme, qui n’est pas en reste sur le sujet, est une ombre qui a toujours un peu plané sur Schwarzenegger. Si d’un point de vue idéologique les convictions de l’acteur/politicien ne laissent aujourd’hui pas la moindre place au doute, sa filmographie, elle, n’hésite pas à mettre les pieds dans le plat. À titre d’exemple, Dans Un flic à la maternelle, sa pédagogie ultra-disciplinaire transforme une sympathique marmaille en « IIIe Reich Academy»…
Sur cette question-là, plusieurs points. Il y a d’abord le petit scandale qui a éclaté aux États-Unis dans les années 80 quand une biographie dévoile le passé nazi du père de Schwarzenegger. Schwarzenegger a lui-même beaucoup joué avec le feu pendant ses années de bodybuilding, il aimait mettre en scène ce fantasme de puissance qui flirte avec une imagerie fasciste. On sait par exemple qu’il existe des rushes du documentaire Pumping Iron dans lesquelles il confesse une admiration pour les « talents d’orateur d’Hitler ». C’est quelque chose qui l’amuse à l’époque, dans un pur but de provocation. En outre, le bodybuilding ravive toute une imagerie héritée de la statuaire antique, laquelle a alimenté le nazisme aussi bien que le fascisme italien, qui ont formulé le même rêve d’homme parfait, dont le modèle serait l’athlète grec.
Fascisme italien qui partage avec Schwarzenegger le strabisme divergeant qui lui fait regarder vers le passé – mythologie, idéal de beauté grecque, puissance de l’Empire romain – et l’avenir en même temps. Pareil pour le futurisme.
On sait très bien la pente fasciste du futurisme, qui mêle projection vers un futur mécanique et nostalgie d’une puissance perdue. Et puis le péplum est d’abord un genre italien – c’est le cinéma des « forzuti ». Mais pour revenir sur la question du nazisme, il ne faut pas oublier que cette fascination pour le spectacle de la puissance est aussi au cœur d’Hollywood. Si je cite Michel Mourlet dans le livre, c’est parce que les macmahoniens avaient, pour une bonne part, cette fascination pour la puissance virile et guerrière dans le cinéma hollywoodien. Alors bien sûr, on connaît les penchants droitiers de Mourlet, mais il n’en a pas moins raison quand il dit que cette puissance phallique extrême des apparitions a un ferment commun avec le fascisme. La fascination pour la force pure nourrit la beauté du cinéma américain, or Schwarzenegger est pile à cet endroit.
Schwarzenegger, c’est la version hyperbolique du glamour hollywoodien.
C’en est même la version parodique. Au fond il fait la même chose par rapport à la tradition des hommes musclés dans l’histoire d’Hollywood, que ce qu’a fait Jayne Mansfield avec Marilyn – laquelle était déjà presque une parodie du glamour féminin à Hollywood. Mansfield, c’est le moment où cette imagerie-là glisse dans le cartoon, et Schwarzenegger fait la même chose avec le corps masculin viril.
Schwarzy et Stallone ont conduit le film d’action à s’autoparodier.
Pas d’accord pour Stallone. Lui se voit plutôt comme l’un des derniers du Nouvel Hollywood. Le premier Rocky et le premier Rambo n’ont pas grand-chose à voir avec ce qu’il sera amené à faire dans les années quatre-vingt, où les films ne sont pas tant parodiques que ridicules. Mais les personnages qu’il joue sont parfaitement premier degré, et c’est ce qui les rend beaux malgré tout : Stallone a constamment joué des idéalistes. Rambo et Rocky ont les idéaux fondateurs de la démocratie américaine chevillés au corps. Si bien que quand Stallone s’est retrouvé dans ces films d’action pure volontiers parodiques typiques des années quatre-vingt, comme Cobra, il n’est pas du tout à son aise. Ce n’est pas son terrain, c’est celui de Schwarzenegger. Son corps est tellement aberrant à l’époque, qu’il faut toujours, dans les films, le faire venir de très loin, du futur ou d’une expérience génétique par exemple. Ou alors il faut en faire un gag.
Raison pour laquelle Schwarzenegger a attiré de grands farceurs, comme McTiernan et Verhoeven.
Schwarzenegger est une figure exotique pour le cinéma américain, c’est l’altérité même. Si bien qu’on ne pouvait pas lui faire jouer la grande tradition américaine – en l’occurrence, c’était plutôt la fonction de Stallone. C’est un gros jouet qui fait tache dans le paysage américain – c’est de là que vient la distance parodique. C’est ainsi qu’il a attiré des cinéastes qui avaient eux-mêmes une position paradoxale avec le cœur d’Hollywood, comme John McTiernan, qui au fond aurait rêvé d’être un artisan du western dans les années cinquante, et qui méprise le Hollywood dans lequel il fait tous ses films. Schwarzenegger est l’outil parfait pour faire à la fois les films qu’on lui demande, et prendre un recul ironique, comme c’est le cas dans Predator. Je ne parle même pas de Verhoeven, puisque chez lui tout n’est qu’ironie, à Hollywood en tout cas. À ce propos je me désole, au rythme où va la réhabilitation, bienvenue, de Verhoeven, que l’on ne parle toujours pas ou si peu de Total Recall qui est un grand film systématiquement oublié. Cela tient sans doute au ridicule qui colle à l’image que les Français ont de Schwarzenegger.
En parlant de son image, vous soulignez vers la fin du livre combien l’obsession de Schwarzenegger pour le contrôle fait de lui une forteresse imprenable. La caricature glisse sur lui, il se l’approprie automatiquement.
Il est un peu blindé contre le ridicule parce qu’il a conscience d’être une image. Mieux, il n’a eu de cesse d’y travailler. L’objet même du bodybuilding, c’est la transformation du corps en image – celle de la statuaire grecque, on y revient. En pratique, le moment le plus déterminant du culturisme n’est pas l’entraînement mais l’instant où les bodybuilders se présentent sur scène et enchaînent des « poses ». Il n’est pas anodin que le terme soit emprunté au vocabulaire de la photographie. Or Schwarzenegger a d’emblée réussi à se vendre comme un mythe, un véritable concept, si bien qu’on ne peut pas en faire une image parodique puisqu’il est déjà une image. C’est très sensible dans sa carrière politique, où il n’en finit pas de se servir de la parodie de son image publique pour la reverser au compte de cette image publique. Il n’y a pas de parodie possible. Un dessin animé de Stan Lee a même failli voir le jour, intitulé The Governator, qui aurait raconté la transformation de Schwarzenegger en super-héros après la fin de son second mandat de gouverneur…
Il n’y a qu’une fois où cette obsession de contrôle se retourne contre lui, c’est dans True Lies de James Cameron. La satisfaction due au contrôle absolu de son personnage rend le film antipathique.
Entièrement d’accord. À mes yeux True Lies est un film assez repoussant – le seul de toute la filmographie à être vraiment déplaisant. D’une part le film ne marche pas parce que Schwarzenegger n’est pas du tout adapté à un profil d’espion – James Bond, c’est la souplesse incarnée, une forme d’érotisme à l’opposée de la charge brutale de Schwarzenegger. D’autre part, le film tourne entièrement autour de son obsession du contrôle. Or les plus beaux films de Schwarzenegger sont justement ceux qui mettent cela en crise : Predator en est le meilleur exemple, Last Action Hero aussi ; des scénarios où soudain la puissance de Schwarzenegger se retourne en impuissance totale. True Lies commence sur un moment de crise : sa femme le trompe, son personnage réalise qu’il contrôle tout sauf sa vie privée, mais le film va l’aider à reprendre la main sur elle, sur les méchants Arabes terroristes, et tout le monde finira humilié par Schwarzenegger. True Lies c’est un point limite de ses films, c’est à dire ce qu’aurait été la filmographie de Schwarzenegger si la plupart des cinéastes s’étaient contentés de prendre cette obsession pour la discipline au pied de la lettre, sans recul critique ou parodique. Il y a les grands films critiques, ceux de McTiernan ou de Verhoeven, et il y a tous les semi-navets qui n’en sont pas moins intéressants parce qu’il manifestent au moins une distance parodique. Par exemple, un film comme Commando est loin d’être un grand film, mais il est passionnant comme cartoon.
Je cite librement le livre : « Le T‑800 est démodé par ses descendants qui sont le triomphe conjoint de la technoscience et du cinéma numérique » ; « Il est le premier robot et le dernier homme » ; « (…) un encombrant fardeau d’humanité ». Schwarzenegger annonce avec notamment Terminator 2 à la fois la fin de l’acteur, et le début d’une nouvelle ère numérique du blockbuster.
Il me semble qu’Abyss sort avant Terminator 2, mais je pense que Terminator est un tournant plus évident. Parce que le T‑1000 incarne à la fois le triomphe du numérique et celui des technosciences. C’est quelque chose qui est propre à Schwarzenegger et que je trouve très beau, parce qu’il annonce à la fois le dépassement et la fin de l’homme, si bien qu’il y a en définitive quelque chose de très mélancolique dans sa filmographie. La franchise Terminator ne raconte que cela. Dans le premier épisode il est le futur, un futur effrayant mais aussi fascinant, enviable parce que le T‑800 est l’image d’un corps enfin parfaitement maîtrisé. Dès le deuxième opus il n’est déjà plus qu’une relique. Le corps parfait, parfaitement malléable, qu’on lui oppose, le ramène du côté de l’humain en le rendant obsolète. Et plus Schwarzenegger vieillit, mieux on comprend ce que nous racontait en fait le premier Terminator : c’est une machine qui venu nous annoncer l’avènement des robots autant que nous rappeler une dernière fois la beauté de la machine humaine. La scène très connue de vivisection devant le miroir fait revenir toutes sortes d’images, comme La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt, rappelant la fascination des premiers anatomistes devant la machine humaine. Ce qui n’est plus du tout le cas avec le T‑1000, qui représente le moment où l’on a définitivement quitté l’humain. La première fonction du Terminator, c’est d’imiter l’homme – au fond c’est avant tout un acteur. Le T‑800 n’est qu’un détour par le robot pour nous intéresser à l’homme, à la machine humaine.
Tous les derniers acteurs de génie d’Hollywood, ceux qui ont, disons, créé leur propre genre (Schwarzenegger, Stallone, Tom Cruise ou Jim Carrey par exemple), luttent aujourd’hui dans leurs films contre le triomphe de la palette graphique. À titre d’exemple, on pourrait dire d’un acteur comme Jim Carrey qu’il incarnait à lui seul un combat perdu d’avance contre le numérique.
Tout à fait d’accord. Ce sont des acteurs qui luttent contre la fin d’une dimension foraine du cinéma qui vient du vaudeville américain, des origines d’Hollywood que l’on trouve dans les cirques de monstres – d’ailleurs, c’est de là que viennent Schwarzenegger et le bodybuilding. En fait, Jim Carrey, Tom Cruise et Schwarzenegger sont des corps qui sont un effet spécial à eux seuls. Ils rappellent cette époque où l’on avait encore besoin d’un acteur pour faire croire à un corps extraordinaire.
C’est l’histoire des Expendables de Stallone.
Exactement. C’est une sorte de cri de rage, très joyeux, de vieilles carcasses humaines contre l’âge du numérique.
Aujourd’hui, le numérique reproduit et rajeunit les acteurs en toute autonomie, comme Schwarzenegger dans Terminator Genisys ou Brad Pitt chez Fincher. Est-ce un bain de jouvence ou la mort de l’acteur ?
Autrement dit, est-ce que le numérique, c’est Skynet ? Est-ce que les machines ont pris le contrôle ? Plus sérieusement, je ne pense pas, non. Ce qui pose problème, c’est l’utilisation paresseuse qu’on en fait le plus souvent. Au risque de dire des banalités, aucune avancée technologique n’est un problème en soi, au contraire. Le problème c’est que les studios qui ont les moyens de produire de gros films fantastiques ne se donnent aujourd’hui plus vraiment le temps d’inventer du nouveau à partir des possibilités du numérique. Je biaise un peu, mais en l’occurrence Terminator Genisys, qui témoigne au passage de l’absence d’inspiration des grands studios, contient une très belle scène. C’est celle où le vieux Terminator, qui est joué par Schwarzenegger lui-même, se retrouve face au premier Terminator, évidemment reproduit par la palette graphique. Ce qu’il y a de passionnant, c’est que l’image contient l’affrontement entre le cinéma de 1984 et le cinéma de 2015, mais pas là où on le croit. Parce qu’en réalité, le cinéma de 2015 est du côté du Terminator de 1984, puisque c’est celui qui est reproduit par la palette graphique ; et le cinéma de 1984 est du côté du Terminator de 2015, puisque c’est le vrai Schwarzenegger qui a vieilli en même temps que nous. Ce qui me touche, c’est que l’on pourrait croire que la créature numérique est, par nature, l’idéal pour jouer un robot – un artefact dans le rôle d’un artefact. Mais non, dans cette scène, le vrai Schwarzenegger est un meilleur robot que le robot numérique. Je trouve cela très rassurant sur ce que peut encore l’homme pour le cinéma.
Parmi les acteurs de génie, certains créent des descendances directes comme Bruce Lee, dont la mort a donnée naissance à un genre à Hollywood – le « kung-fu movie » –, d’autres non. La question se pose pour Schwarzy. En un sens, tout le blockbuster est devenu « Schwarzenegger » : tous les acteurs sont bodybuildés et composent avec le numérique. C’est comme si l’acteur avait annoncé le destin et les dérives du blockbuster contemporain, qui est grosso modo assez nul.
Bien sûr. C’est frappant dans le Terminator Genisys, où l’acteur interprétant Reese, c’est-à-dire l’humain envoyé par John Connor pour défendre sa mère contre le Terminator, est complètement bodybuildé. Dans le premier, Michael Biehn, qui joue Reese, est certes musclé mais plutôt sec, pour bien souligner le contraste avec le corps de Schwarzenegger. Aujourd’hui tous les acteurs sont bodybuildés. C’est triste, parce que dans les années 1980 le corps de Schwarzenegger était exotique dans l’image. Aujourd’hui c’est la norme – Ben Stiller est bodybuildé ! Hollywood souffre aujourd’hui d’un gros déficit de monstres, au sens de créatures inédites, sidérantes. C’est peut-être un des problèmes du numérique : tout est permis, du coup plus rien n’étonne.
Sur le terrain de la technique, le numérique fait aussi perdre la fascination que l’on ressentait devant l’animatronic cracra des années quatre-vingt. Par exemple, le toilettage digital de The Thing dépouille le film de tout intérêt plastique.
Sur ce point, c’est intéressant de revoir Terminator 2, qui au fond ne parle que de ça. C’est à dire du moment où l’on quitte le règne du mécanique – par mécanique j’entends aussi bien les effets spéciaux mécaniques (l’animatronic en l’occurrence), que le corps humain lui-même, sa mécanique – pour un monde liquide. Encore une fois, si l’on a un cinéma hollywoodien un peu informe, ce n’est pas à cause du numérique, mais à cause de l’usage qu’on en fait. Dans la plupart de ces films aujourd’hui, il n’y a aucune joie, zéro excitation dans l’exploration des possibilités de la palette graphique. Alors que l’exploration des possibilités du corps de Schwarzenegger, du corps de Jim Carrey ou du corps de Tom Cruise faisait l’objet d’une joie enfantine. C’est le plaisir du jouet. Le cinéma hollywoodien actuel fait l’effet d’un enfant gâté qui aurait tous les jouets à sa disposition. Quand on n’a que trois figurines dans son coffre à jouet, on invente tout un tas de choses très belles avec ces trois figurines. Quand on vit dans un magasin de jouets, on finit par ne plus savoir quoi inventer.
En parlant d’enfants et de jouets, un mini-regret : l’importance relativement faible que vous accordez, en comparaison de Terminator, Commando ou Predator, à Last Action Hero. C’est l’histoire d’une triple fin : celle de l’actioner, celle de Schwarzenegger, qui en est l’emblème, et celle de l’enfance. Idéalement, Last Action Hero aurait dû être le dernier film de Schwarzenegger. Cette absence relative tient-elle au fait que McTiernan en dit déjà trop sur Schwarzy ?
C’est très juste, et plusieurs raisons expliquent que je ne donne pas au film une plus grande place. D’abord, le film raconte une bonne partie de ce que je voulais raconter dans le livre. En fait, ce que je préfère dans Last Action Hero, c’est l’idée que le ticket magique, qui permet au petit garçon d’entrer dans l’écran, a été légué par Houdini. McTiernan ramène le blockbuster à son origine, soit le cinéma de Méliès et la prestidigitation. Et en même temps, comme objet théorique sur le blockbuster et sur Schwarzenegger, le film me donnait moins le loisir de m’amuser théoriquement avec lui. De fait, c’était plus drôle d’aller interroger Commando que d’ausculter Last Action Hero qui donne déjà les réponses. Total Recall aussi est un film très conscient, mais il faut prendre le temps de le dépiauter pour comprendre ce qu’il raconte ; idem pour Predator. La deuxième raison de cette petite mise à l’index, c’est que je n’adore pas Last Action Hero. C’est un beau film, mais néanmoins un film raté. À vouloir théoriser tout en composant avec les exigences du grand spectacle hollywoodien, le film se retrouve le cul entre deux chaises. Il ne parvient pas à retrouver l’équilibre parfait de Predator : être à la fois le produit dont Hollywood avait besoin à ce moment-là, et en même temps une exploration critique géniale de cet endroit-là d’Hollywood. C’est ce jeu de dupe, de cache-cache, que j’aime dans le cinéma hollywoodien. Avec Last Action Hero, McTiernan tombe dans le travers de ces cinéastes américains qui se piquent de cinéphilie européenne, qui veulent montrer dans leurs films qu’ils sont intelligents et pas dupes. La contrebande est plus intéressante.
De fait, au cinéma, Last Action Hero c’est pour lui le début de la (première) fin.
Terminator 2 et Last Action Hero sont des films du sommet de sa carrière, et qui annoncent en même temps son déclin. C’est le moment où, devenu une star énorme, Schwarzenegger doit plaire aux enfants. Ce n’est pas pour rien qu’il y joue un père de substitution. Pour plein de raisons évoquées en amont, le spectateur idéal de Schwarzenegger, c’est l’enfant – c’est l’enfance du cinéma, la lanterne magique, etc. – mais il est soudain temps d’assimiler le monstre. De robot annonçant la fin de l’humanité dans Terminator, Schwarzenegger revient dans le 2 en père idéal, et donc comme une figure plus lisse. Cela tient aussi à l’âge, mais sur la fin de sa carrière son exotisme brut s’évapore un peu : le monstre de Predator, de Terminator et de Total Recall s’efface sous les traits rassurants du bon père de famille.
Revenons pour finir au livre-même. Jamais votre écriture ne s’embarrasse de ce jargon qui, chez d’autres, rend les essais de cinéma un peu intimidants. Il y a certes deux cent cinquante pages chargées d’idées, lesquelles nécessitent parfois un petit détour par l’histoire du cinéma, des sciences et de la technique, mais tout en étant précis, l’ensemble est d’une grande accessibilité.
Ma réponse sera valable aussi bien pour la critique que pour le livre, car j’écris de la même façon dans les deux cas. D’abord, à titre personnel, j’ai horreur des livres jargonneux. Il me semble que le jargon est souvent un cache-misère. Ensuite, je voulais que le livre raconte une histoire. Enfin, à mes yeux, il va de soi que la critique est avant toute chose un exercice d’écriture. En tant que chef de rubrique chez Chronic’art, j’ai toujours préféré publier un texte à l’écriture habitée mais qui aurait un avis contraire au mien, plutôt qu’un texte qui écrira mal une chose avec laquelle je serais en accord. D’autre part, quand j’ai commencé à écrire le livre, la question des images s’est rapidement posée. Elle a été réglée très vite puisque mon éditeur, Capricci, n’a pas l’habitude d’insérer des images dans la collection concernée. Et je me suis rendu compte que, souvent, l’utilisation faite des images dans les livres de cinéma a quelque chose de très illustratif, selon un réflexe très universitaire : vous allez par exemple analyser une scène en regard d’une série numérotée de photogrammes. Ça peut être utile dans certains cas, mais pas forcément pour le sujet de mon livre. Il aurait fallu, quitte à utiliser des images, faire quelque chose de plus poétique, de l’ordre du montage. Et finalement, c’est ce que j’ai essayé de faire, mais sans images, par le biais de l’écriture. Le livre est ainsi strié de petits chapitres parallèles que j’appelle « miroirs », qui consistent à chaque fois en la description d’une scène, tirée de sa filmographie, où Schwarzenegger fait face à un miroir. C’est évidemment le cœur du sujet du livre, puisque l’homme face à son miroir, c’est Schwarzenegger façonnant son personnage, c’est le bodybuilding, c’est l’homme face à son corps depuis la Renaissance, c’est le clonage, bref, tout ce dont parle le livre. Mais c’est surtout important parce que je pense que l’écriture sur les films doit faire naître des images. Une chose à laquelle je veille dans mes critiques et dans les textes que je publie chez Chronic’art, c’est la description. Je pense que la critique commence avec la description. Une bonne description d’une scène, c’est-à-dire une description qui soit de l’écriture, c’est déjà de la critique. Quand on décrit, on ne couche pas sur le papier ce qu’il y a sur l’image ; quand on décrit, on déforme, et quand on déforme on fait de la critique : on passe les images au filtre de son regard. C’était l’idée de ces chapitres « miroirs » : remplacer les images par des scènes décrites, autrement dit faire un travail critique sur les films de Schwarzenegger. Et c’était possible parce que ces images, du fait de l’importance de Schwarzenegger dans l’imaginaire collectif, habitent déjà les souvenirs des lecteurs.