Familles à vendre, portrait humaniste d’une société russe en décomposition, mime à l’excès l’implosion d’un village, justement mise en scène à l’aide des codes du cinéma burlesque jusque dans l’étroitesse des limites du cadre imposées aux acteurs. Pourtant, in fine, la maladroite morale initiatique de son scénario ne pourra refonder la communauté.
Le cinéaste Pavel Lounguine nous convainc une fois de plus qu’il est capable de représenter les conséquences de la transformation économique et sociale de la société russe sous l’effet de la réintroduction du « marché ». Familles à vendre se présente comme l’envers drôle et communautaire de la réussite individuelle et cynique de son précédent film, Un nouveau Russe. Après un casting méticuleux, le trublion Edik Letov persuade les habitants d’un unique petit village d’Ukraine, de substituer à leur misère quotidienne des retrouvailles improbables avec quatre riches nord-américains en quête de survivants de leurs familles restés en Russie. Notre héros est capable de trouver les ancêtres de tous ceux qui peuvent le payer…
Le scénario de départ réunit un esprit de comédie et un rêve inespéré : retrouver les siens malgré l’éclatement des familles russes par-delà les tragédies meurtrières de la Shoah et des goulags. La veine comique remplit en partie nos attentes jusque dans l’intrigue du chasseur à son tour chassé lorsque l’un des clients, qui prétend rechercher les siens, met en branle sa propre logique de vengeance à l’encontre d’une innocente famille russe locale qui pensait, avec le héros et les spectateurs ravis d’être dans la confidence, que l’argent vaut bien un petit mensonge sans grave conséquence… Mais surtout, le récit du film possède l’attrait du probable avec le pouvoir de l’argent qui gouverne tout autant les fols espoirs des riches américains, l’apprenti généalogiste aventurier, les nouveaux liens du sang et les familles à vendre ! Il est logique de penser que ce scénario aurait pu s’inspirer de faits réels…
Au-delà de la belle décapotable rouge aux revêtements léopard du maire corrompu hasardeusement choisi par l’arnaqueur à la petite semaine, la référence à l’univers slave débridé d’Emir Kusturica, proposé dans le dossier de presse, ne semble pas opportune. Depuis ses premiers films Taxi Blues (1990), Luna Park (1992) et La Noce (2000), Pavel Lounguine unit étroitement violence quotidienne, cruauté sociale et instinct de vie des personnages qui font écho au génie cinématographique du maître yougoslave. Mais, au risque de cette comparaison, Familles à vendre manque moins d’un style baroque, propre à Emir Kusturica, que de séquences capables d’introduire des variations de rythme et de ménager aux spectateurs une tendresse pour ses personnages farfelus.
La vivacité du film, qui ne faiblit jamais, devient très vite une explosion de sexualité débridée, dos au mur comme il se doit, que la mise en scène burlesque fait basculer dans la bestialité, l’urgence et la frénésie. Ces « unions » non préméditées et trop rapides ne prennent pas le temps nécessaire à la recherche du partenaire probant, rejouant ainsi en décalé le peu de temps consacré à l’exploration des racines historiques et généalogiques… Nulle trace dans le film de la poésie et de l’amour, toujours présents dans les films d’Emir Kusturica, comme autant de contrepoids introspectifs, visuels et rythmiques. Plus le film avance et plus la sexualité menaçante corrompt à son tour l’humanité des personnages (le viol libérateur de la prude jeune femme à lunettes qui découvre les joies du savoir-faire rustre russe… ou la représentation sans finesse de l’homosexualité !). Et c’est vraiment dommage, car le casting, galerie de corps improbables dans le cinéma américain standardisé, est truffé de véritables « gueules » : la magnifique prestation du SDF édenté aux talents de masseur qui hante les bains municipaux.
En prêtant attention à la séquence du « casting » de la « sœur » du milliardaire canadien – au dialogue peu subtil (« je ne crois pas que je ferais l’affaire » murmure Esther Gorintin sous sa couronne grisonnante qui brillait dans le magnifique Depuis qu’Otar est parti… –, on mesure la difficulté du cinéaste à susciter l’émotion du spectateur à la vue des visages si variés de ses comédiens. En effet, le réalisateur y maintient artificiellement la mise en scène frontale des gags burlesques qui président à la destruction des mobiliers, des maisons et du décor des personnages de plus en plus engloutis dans une sorte d’hystérie scénaristique. Ainsi, la « jeune » vieille actrice, au visage si doux, jovial et aux yeux pétillants ne trouve pas vraiment sa place dans le film.
Le cadre de la comédie est agréable, mais le manque de cohésion scénaristique renforce maladroitement la caricature des personnages et le détachement des spectateurs. Le propos du film autour de la corruption, du règne sans partage du dollar et de l’atomisation de la société russe, ne parvient pas à créer des liens logiques que le cinéaste humaniste voudrait désespérément tangibles. Le rythme effréné et morcelé du film qui accumule les saynètes burlesques décousues, travestit la célébration du folklore russe (l’alcool, l’accordéon…). Ainsi en est-il dans un des derniers plans larges du film où les acteurs hurlent, s’éparpillent et gesticulent sans aucune cohérence ni liens entre eux, sans que ces cris et ces gesticulations ne signifient quelque chose. La photographie finale qui réunit tous les protagonistes de la supercherie révélée ne permet pas de rendre crédible le désir de communauté du film.