Sortis en septembre 2003 sur nos écrans français, Depuis qu’Otar est parti, premier long-métrage de fiction de Julie Bertuccelli, a mis en émois les critiques et rencontré un joli succès public. Auréolé du Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes et du césar 2004 de la meilleure première œuvre, le film bénéficie d’une remarquable édition DVD où les suppléments sont autant de trésors qui donnent envie de redécouvrir inlassablement cette œuvre lumineuse et particulièrement attachante.
Depuis qu’Otar est parti pour la France afin d’y trouver du travail sur les chantiers, sa mère, Eka, sa sœur, Marina, et sa nièce, Ada, se languissent de son retour. Ces trois générations de femmes, restées à Tbilissi en Géorgie, tentent de survivre dignement parmi les ruines du communisme en revendant quelques souvenirs et en cultivant leur potager. Mais le quotidien d’Eka est marqué par l’attente. L’attente d’une lettre de son fils, d’un appel, de son retour prochain. Un jour, la famille reçoit un coup de téléphone qui lui annonce la mort accidentelle d’Otar sur un chantier tandis qu’il y était employé illégalement. Marina et sa fille Ada, conscientes qu’une telle tragédie pourrait décimer Eka, presque nonagénaire, décident de lui dissimuler la vérité et d’entretenir les espoirs de la vieille femme en écrivant des lettres factices. Ada, la littéraire de la famille, s’y affaire et commence à rêver de la France, des rues mythiques de Paris, à tel point que la grand-mère, intriguée par le contenu des lettres de son fils, décide de s’y rendre pour le voir.
Réalisé en décors naturels avec de nombreux habitants de la capitale géorgienne, Depuis qu’Otar est parti rappelle sans grande difficulté que la jeune Julie Bertuccelli a longtemps employé ses grands talents à la réalisation de films documentaires. Le choix d’un sujet aussi complexe et délicat que celui du mensonge orchestré autour de la mort d’un membre de la famille aurait pu rapidement faire basculer l’œuvre dans la mièvrerie la plus confondante. Mais la forte personnalité de la réalisatrice s’imprègne sur chaque centimètre de pellicule, tant la retenue et la générosité restent les maître mots de ce film pudique et profondément humain. Depuis qu’Otar est parti tire sa force inédite de cette indescriptible grâce qui habite chaque plan, de cette incroyable dignité qui émane de chacun des personnages, et plus particulièrement des trois actrices principale, Esther Gorintin en tête. La quasi-improvisation de la scène d’anniversaire, la plus signifiante sans aucune débauche de moyen particulier, est un espace de liberté où chacun se rencontre et se touche à foison. La gravité du propos, pourtant diluée dans une bouleversante mélancolie, perd toute facticité, le film devenant tout à coup terriblement proche et accessible. L’artifice est évacué, et les accents documentaires de l’œuvre prennent alors toute leur ampleur, rejoignant ce qu’un autre grand film sorti cette année, Retour à Kotelnitch d’Emmanuel Carrère, offrait : un regard sur le monde et l’individu dénué de tout narcissisme et de toute complaisance. Julie Bertuccelli parvient tout simplement à faire exister l’émotion au-delà des enjeux scénaristiques. Si elle semble s’en détacher un temps, c’est probablement parce que la représentation de ses personnages détermine ici lesdits enjeux et non pas l’inverse. Au fur et à mesure du film, Ada, la petite-fille, acquiert justement une force héritée d’un ensemble d’expériences singulières où l’humain tient désormais une place de choix. À la fois scénariste de sa propre vie (elle invente des lettres d’Otar qui lui donneront envie de s’évader), et spectatrice attendrie (elle s’émeut de voir sa grand-mère privée de son unique fils), la jeune femme tire du film lui-même un espoir, une volonté qui lui permettront probablement de se réaliser autrement. Le triste constat qu’Otar ne reviendra plus, que chacune devra se passer de sa présence, est esquivé au profit d’une note résolument plus positive. La fugue d’Ada devient alors le point d’orgue de cette quête apparemment vaine où chacune des trois femmes aura découvert le plus magnifique des trésors : l’amour existant entre elles.
Côté compléments, force est de constater que les éditions Montparnasse n’ont pas lésiné sur la qualité en invitant Julie Bertuccelli à commenter elle-même les repérages, les photographies prises à Tbilissi, ou encore le choix des actrices principales. Elle explique aussi les raisons pour lesquelles dix scènes, pourtant très belles, ont été coupées du montage final. On découvre alors avec un mélange d’admiration et de perplexité les raisons pour lesquelles Depuis qu’Otar est parti est une œuvre à la fois puissante et dénuée de toute prétention. La réalisatrice s’est simplement refusée à toute complaisance en accumulant les scènes illustratives ou inutiles à la progression narrative. Non moins sans regret, elle s’est attelée à équilibrer son film du mieux qu’elle le pouvait, évitant ainsi d’insister sur la définition psychologique des personnages en surexploitant leurs rapports de force. Mais s’il n’y avait qu’un supplément à garder, ce serait probablement ce rush de 11 minutes sans aucune coupe de la scène d’anniversaire d’abord réalisée en plan-séquence puis remontée par la suite. La force émotionnelle qui se dégage de ce document précieux prouve que la réussite du film tient aussi de l’osmose existante entre chaque participant du film, du figurant de troisième plan à la productrice investie corps et âme dans ce projet foncièrement généreux. Véritable court-métrage à lui tout seul, ce rush est pourtant le fruit d’une improvisation où chacun s’est attaché à retrouver une spontanéité, une instinctivité, sentiments qui révèlent une entreprise quasiment artisanale et qui s’éloignent des archétypes de la production cinématographique contemporaine. Le making-of de quarante minutes ne réserve pas davantage de surprises, sinon le plaisir non négligeable de voir Esther Gorintin très inquiète à l’idée de monter dans la grande roue, mais prête à le faire autant de fois que la réalisatrice le voudra car le mot d’ordre de ce film reste bien la générosité et le don de soi. Bel exemple.