Après un voyage au pays de Tarkovski avec L’Île, Pavel Lounguine fait un curieux détour au pays de Mel Gibson. On se souvient de l’ignominie de La Passion, nous voici plongés dans le même amour du gros plan démonstratif et racoleur, d’autant plus insupportable qu’il est appuyé par des ralentis morbides, une musique lourde, omniprésente et une reprise des thèmes les plus conservateurs. Une vraie partie de plaisir en somme.
Pavel Lounguine, cinéaste plus ou moins inspiré, tiraillé entre sa propension à l’hystérie visuelle et ses références (Tarkovski et Eisenstein), s’attaque au monument de l’histoire russe : Ivan le Terrible. Loin du projet désormais classique et assez limité jusque-là du biopic, Lounguine choisit de filmer les dernières années de l’autocrate qui tombe, après les victoires politiques, dans un mysticisme radical. La première partie du film penche plutôt du côté de la référence : la dureté du pays, l’aridité du paysage, du climat, de l’humain renvoient directement aux crises multiples que la Russie subit depuis sa création. En créant le parallèle qui lui semble obligatoire avec le présent, Lounguine rappelle la profonde hiérarchisation de la société russe, l’absence de révolte, la méconnaissance de toutes formes démocratiques qui, toutes proportions gardées, noient le pays encore aujourd’hui. Ivan le Terrible a plongé son pays dans la guerre civile permanente avec l’aide de sa milice sanglante. Mais alors que son pouvoir temporel est mis à mal, le Tsar se tourne vers le spirituel, étape finale, étape surhumaine. La mise en image des premiers délires d’Ivan s’avère prolonger la même veine de l’austérité : lorsqu’il s’intéresse à son personnage, Lounguine parvient à filmer la violence de celui-ci, la schizophrénie qui brouille sa perception du réel, rendant bien floue la séparation de l’humain et du divin. Malheureusement, Lounguine ne reste pas vissé à l’idée de comprendre son Ivan, d’en démêler les complexités symboliques et politiques : il veut faire dans le grand spectacle. Il ne s’agit plus alors de s’extasier devant des décors précis et des effets cinématographiques, mais de s’effondrer devant une telle admiration de la violence gratuite, une telle insistance dans l’horreur montrée. Lounguine ne connait ni le hors-champ ni la suggestion, il semble faire une sorte de profession de foi.
Ivan est donc en conflit permanent avec son humanité, personnifiée par le métropolite -chef de l’Église orthodoxe-, son opposant le plus vivace : la réflexion sur la solitude du despote et la terreur sociale devient vite prétexte à une succession de scènes ultra-violentes, quasiment insupportables ; la loi du talion perpétrée par Ivan esquisse quelques thèmes tels que la soumission du peuple russe à son malheur, la paranoïa du tyran, mais ils n’existent que pour justifier la mise en scène de leurs résultats. Lounguine montre essentiellement sa fascination pour le sang qui dépasse une représentation de l’époque médiévale : la caméra ne forme pas les intrigues, elle suit les corps torturés, dévorés, brûlés. Le mal n’est pas la violence elle-même mais la mort qui en résulte : à ce point le discours du film devient on ne peut plus choquant. Construit comme une longue montée en puissance, le film se débarrasse des morts moins importantes -le petit peuple, les opposants familiaux- pour en arriver à l’apothéose, le meurtre vraiment honteux : celui des représentants du divin, celui du monde religieux. Pour Lounguine, il est donc grave de tuer ceux qui forment la société, mais plus grave encore d’assassiner ceux qui ont vocation naturelle à la diriger, le haut-clergé orthodoxe. Cet amour de la hiérarchisation, de la victime sacrificielle rejoint la mise en valeur de l’idée de pureté : la négation de cette pureté, de cette fidélité à une foi, est en fait le réel travers d’Ivan. Il ne s’agit pas de critiquer l’absence de justice mais l’absence de respect pour l’engeance orthodoxe. Point de salut pour Ivan puisqu’il n’épargne pas le représentant du Sauveur. La scène finale (la « Passion » du métropolite et de ses sbires) est en cela le moment le plus outrancier, le plus obsédé dans la reprise des grands thèmes conservateurs… Le parallèle avec la Russie actuelle a disparu, la réflexion sur le conflit de la foi et du pouvoir aussi. Reste un bain de sang, des cris assourdissants de douleur, et le malin plaisir du réalisateur à montrer l’insupportable comme s’il allait de soi, comme s’il était naturel de confondre réalisme et voyeurisme.