Comment, quand on est réalisateur, faire un film depuis son appartement, sans caméra, sans chef opérateur, sans preneur de son, sans… rien ? En vivant en Iran, interdit d’exercer son métier. En livrant à la petite caméra DV d’un ami, autre réalisateur, sa frustration. Et en la tournant naturellement en force créatrice. Parce qu’il a ça dans le sang, Jafar Panahi. Finalement, de ces bouts de rien travaillés par un montage haletant, Panahi et Mirtahmasb livrent un objet filmique inattendu, qui n’est rien d’autre que tout ce qu’on attend du cinéma.
Face caméra, un homme d’une cinquantaine d’année, pas très bien réveillé, prend son petit déjeuner. La bande-son égrène le craquement du pain, la cuiller contre le pot de miel, la sonnerie du mobile. Mais l’homme ne peut pas parler au téléphone. Il dit à son interlocuteur : « À propos de ce que tu sais… Bon, tu ne peux pas passer plutôt à la maison pour en parler ? »
Cet homme, c’est Jafar Panahi, sans doute, avec Abbas Kiarostami, le cinéaste iranien vivant le plus important. Voilà de très longs, de trop longs mois, qu’il est assigné à résidence. Condamné, par les autorités de son pays, à six ans de prison et à vingt années d’interdiction d’exercer son métier. Assigné à résidence en attendant le verdict de la cour d’appel, il est devenu un « homme empêché ». Avec la complicité de son confrère, le documentariste Mojtaba Mirtahmasb, il veut, à travers une journée dans son quotidien de reclus, tenter de poursuivre son chemin, coûte que coûte. « Nos problèmes sont nos fortunes », énonce Panahi. Ce paradoxe en bandoulière, il s’acharne à dépasser les restrictions… et à garder son cinéma en vie. Depuis, Mirtahmasb est aussi devenu « un empêché ». Le 5 septembre, alors qu’il s’apprêtait à s’envoler pour le festival de Toronto, leur film sous le bras, puis à Paris, pour sa sortie en salle, il s’est vu confisquer son passeport… avant d’être arrêté, le 18 septembre, par la police secrète iranienne. Dans le même week-end, cinq autres réalisateurs et une productrice, accusés de donner une mauvaise image de l’Iran, voire d’être des espions, ont également été interpellés. Tous ont été transférés à la prison d’Evin, à Téhéran.
Tout autant qu’un acte de résistance et de liberté, c’est un acte de création intense qui est à l’œuvre ici. Se glissant avec une délectation non feinte dans la faille du jugement, Panahi entreprend de raconter son dernier scénario à la caméra de son ami, « pour que les gens se fassent leurs propres images ». À la joie de le voir s’agiter pour construire l’espace de son film dans son salon succède le renoncement. Si les lieux, l’espace où se meuvent les personnages, sont l’essence même du cinéma, à quoi bon continuer ? Le choc entre l’état d’enfermement de Panahi et les images de ses films passés, qu’il attrape et commente fiévreusement, renvoient d’autant plus à sa condition actuelle qu’il questionne le rapport éternel de l’artiste face à son œuvre. Surgissent alors, rétrospectivement, les images d’humiliation de Sang et or (2004) ou la fatigue de faire du cinéma, symbolisée par l’anecdote de tournage de cette petite fille qui refuse d’endosser plus longtemps les habits d’un personnage qu’elle ne comprend pas, dans Le Miroir (1996). De fait, si de son empêchement, Panahi parvient à tirer une histoire profondément cinématographique, c’est qu’il semble mettre à profit cette situation pour décortiquer l’acte de filmer. Qu’il le déconstruit, par la force des choses, et l’analyse non pour en livrer un essai théorique, mais pour le mettre en scène dans un dispositif nécessairement réflexif.
Comme si le cinéma venait à lui quand il pense ne pas pouvoir aller vers le cinéma. Cet espace-prison devient alors le lieu de déploiement d’un récit qui semble fait de trois fois rien, mais qui dit tout du processus de création. Le rythme s’emballe alors. Cet homme qui se traînait, négligeant la caméra allumée pour elle seule, au début du film, devient un démiurge s’emparant de la caméra de son ami pour faire naître des personnages, comme cet étudiant en arts, ramasseurs de poubelles comme petit boulot, avec qui il revisite le mouvement de l’ascenseur, ou même cet énorme iguane dont la démarche au ralenti, la sérénité presque, vient faire contrepoint à la posture du réalisateur, bloqué dans son canapé. Tout autant que la naissance presque miraculeuse de personnages comme sortis de nulle part, le film travaille profondément et en parallèle le rapport du « filmé » et de son « filmeur ». Un miracle de plus, l’avènement d’une chose totalement inattendue, qui fait naître, dans cet appartement-prison, un espace démocratique inédit.
Cette déconstruction, qui était une hypothèse de départ de ce film non identifié, finit par devenir un film, tout court. Nul besoin de lui accoler un qualificatif qui le classerait dans un genre à part. Ceci n’est pas un film est définitivement un film de cinéma qui s’achève dans un fascinant assaut final.
Même avec un simple téléphone, Panahi ne peut s’empêcher de filmer. L’espace l’appelle. Il ne peut sortir ? Qu’importe, il reconstruit l’espace de son « film rêvé » sur le tapis de son salon. Du geste simple de laisser la fenêtre de son balcon ouverte surgit un autre personnage : la ville de Téhéran elle-même, personnage inquiétant, hors-champ dont on n’entend qu’une voix angoissante faite d’éclats de fusées de lumière, comme des coups de feu. Tout autant que l’espace d’enfermement se transforme en un lieu de création et finit par susciter des images fantasmatiques, cette bande son stimule un imaginaire quasi insurrectionnel, prend une ampleur insoupçonnée et se déverse dans une scène finale qui contient tout le film.
Vacillant entre moments de frustration et de désespoir de Panahi et scènes d’exacerbation de la créativité, Ceci n’est pas un film est le cri de rage d’un cinéaste empêché. Ceci est la force, l’angoisse et la beauté d’un geste cinématographique hors cadre. Ceci est tout un monde dans un objet filmique inattendu. « Un film n’est jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise. » Précisément. Jafar Panahi a réalisé Ceci n’est pas un film, et ceci est un film. Et un grand.