Capricci ressort en salle, dans une version inédite remaniée par l’auteur, le très beau Flammes (1978). Film plus « classique » et plus scénarisé dans la filmographie d’Arrietta (les premiers gardaient une forte composante d’improvisation), il n’en garde pas moins une liberté de ton et de style absolument singulière. Avec son art de suspendre les situations, de délier la narration de tout effet de cause et de conséquence, le pragmatisme onirique du cinéaste déporte tout psychologisme au profit des sortilèges désirants.
Flammes est avant tout un film qui cherche son rythme (et par là, une forme de grâce). Il se déploie sans emphase : ralenti des perceptions et des humeurs dans la mise en scène d’Arrietta, qui au lieu de privilégier des mouvements lents ou des phrasés alanguis, fait émerger des plages de silence. Dans ce climat d’attente, il s’agit de faire émerger de manière latente, tout en langueur, des anges « qui passent », entre les phrases, entre les plans.
« Un morceau de ton rêve s’est collé à la vitre », cette réplique poétique (et presque seule réplique dont l’écriture se fait sentir) des premières scènes de Flammes recense l’étrange pouvoir qu’on prête à Arrietta, cinéaste du rêve éveillé à l’instar d’un Cocteau qu’il adore (et auquel il emprunta Jean Marais dans Le Jouet criminel, son deuxième film). Mais faire d’Arrietta l’artisan d’une transfiguration du réel est quelque peu dénier l’aspect résolument matérialiste de sa mise en scène, où la magie et les anges s’intègrent naturellement à tout ce qui est filmé, comme s’il s’agissait moins de bousculer le réel que d’inviter les spectres à sa table.
Le rêve chez Arrietta est plutôt une affaire de vision ou de voyance, et comme tel est ancré au présent dans le même espace que ses personnages. Le fantasme de Barbara (Caroline Loeb), qui lui apparaît enfant lors d’un rêve, tient plutôt de la vision effrayante : c’est la nuit, un pompier rentre par la fenêtre. Lorsqu’elle est jeune fille et bien résolue à rejouer ce qui s’apparente à une scène primitive, Barbara choisit puis convoque un pompier (Xavier Grandes, compagnon et acteur des films d’Arrietta) qui n’en peut mais, mais qui vient tout de même la rejoindre régulièrement dans sa chambre close. Alors que le traitement cinématographique du fétichisme appellerait la fureur des sens (versant sexuel ou psy) ou le tragi-comique de la panoplie (versant burlesque, fureur décente), Arrietta en montre le simple exercice d’une recherche soucieuse. Le jeu égal de Caroline Loeb, quasi bressonien, est tout à fait singulier. On y voit déjà l’incarnation du personnage de sa célèbre chanson C’est la ouate : « lascive elle est pensive ». Douceur et résolution sans faille, perpétuel demi-sourire d’enfant Ernesto qui se refuse, Barbara est à la hauteur de sa lubie : très sérieuse, très réfléchie, mais pleine d’humour. Elle si elle veut un modèle (toujours au sens bressonien) ce n’est pas n’importe qui : ainsi, un pompier trop beau ne lui plaît pas, et ne remplace pas celui qui lui a fait faux bond. Elle veut un pompier mais tous ne sont pas équivalents. Arrietta ne vise jamais à nous expliquer cette inclination, de même qu’il ne cherche aucunement à nous en faire partager le trouble : on ne colle pas au désir de Barbara et il nous reste extérieur. Nous en apercevons simplement des attributs : l’éclat d’un rutilant casque miroir, la masse du corps qui se hisse difficilement à la fenêtre, le regard détaché en même temps qu’incertain du pompier, et celui ravi de Barbara qui maîtrise seule les clés de sa mise en scène.
Arrietta ne filme jamais les aspirations de Barbara comme des dérèglements ou des sales petits secrets, mais comme des exigences de ravissement. Il s’agit, tant pour les personnages que pour les spectateurs, de se voir être ravis par l’image qui nous est présentée. Il y a bien un jeu chez Arrietta, et on pourrait penser à Rivette tant la maison, dans le presque-huis clos de Flammes, fait penser à celle atopique de Céline et Julie vont en bateau (sorti quatre ans auparavant). Mais le rêve autant que le jeu diffèrent chez les deux cinéastes. Chez Rivette, le rêve se mêle au jeu dans l’observation (à tous les sens du terme) d’un rituel situé dans un espace autre (ici, la maison dans laquelle Céline et Julie observent et participent aux frasques mélodramatiques des occupants) et les films s’apparentent à des aventures quasi ethnologiques : on est toujours pris dans les jeux des autres, embourbés ou entraînés dans des rêves étrangers aux nôtres, forcés de composer avec des structures exotiques. La maison de Céline et Julie, c’est aussi l’espace du littéraire (plus précisément celui d’Henry James) qui impose ses règles propres à deux héroïnes du monde extérieur. Et le thème du complot, omniprésent chez Rivette, est moins producteur de soupçons que de possibilités narratives et performatives. Chez Arrietta, le rêve, le rituel, le fantasme n’existent que parce qu’ils sont réels. Ils ne représentent pas un dépassement du réel ou du visible, ils n’ont rien de surnaturel. Arrietta ne montre pas le fond des choses, ne dévoile pas les mondes enfouis des désirs et des pulsions, ces derniers ont toujours été là, parmi nous, mais nous avions simplement oublié leur présence (par œillères morales, civiques). Arrietta, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne fait pas preuve (comme Rivette) d’imagination, il ne rêve pas (même éveillé), il élargit simplement le cadre du réel. On ne joue avec les rêves.
Ainsi, Arrietta réalise au détour de quelques plans des effets quasi magiques, mais qui ne tiennent qu’à ce qu’on en avait pas vu assez. Ainsi, il peut filmer un à un les protagonistes d’un déjeuner qui discutent ensemble, et ne révéler qu’au bout d’un long moment le fils (Pascal Greggory) au détour d’un plan large sur la table du repas, alors que rien ne laissait supposer qu’il était là. Un peu plus tard, tandis que le père et l’ancienne préceptrice de Barbara (Claire, Isabel Garcia Lorca) discutent, le pompier passe subrepticement à la fenêtre, dans leurs dos. La magie qui émane du cinéma d’Arrietta est précisément celle des apparitions (comme le magicien fait apparaître des pièces ou des lapins), c’est l’apparition dans le champ du visible qui est l’objet du ravissement de notre regard. En est témoin cette scène incroyable à la presque fin du film. C’est la nuit, on est sous la fenêtre de Barbara, et un pompier commence à grimper. Il est surpris par Claire, enlève son casque et se révèle être le père : « J’ai trouvé ce déguisement… ». Sidérant retournement œdipien, qui met à mal toute possibilité de théoriser le désir de Barbara : l’objet primitif n’est pas le désir du père dans la tête de la fille, mais le désir du père lui-même… Le fantasme passe, lui aussi, se reconnaît dans les personnages… Cette sorte de révélation qui fait basculer le secret de la fille du côté du secret du père, qui allait la retrouver. Le trouble plane un court instant, puis, presque immédiatement, Claire et le père se révèlent à chacun leur amour (et comme dans Peau d’Âne, le père trouve une remplaçante, la fée protectrice de sa fille).
L’économie de moyens semble donc être la marque du cinéma d’Arrietta. D’où une grande simplicité de mise en scène où les désirs des uns et des autres ne posent, à la lettre, aucun problème (ni narratif, ni visuel), de même qu’ils ne nous regardent pas vraiment. D’où vient cette simplicité de la mise en scène des désirs, sinon du climat bienveillant des années 1970 ? Aucune séduction n’est à l’œuvre, les personnages restent profondément indépendants, ils sont mus par ce qui les intéresse plutôt qu’ils ne jouent, et ne font qu’attendre un surgissement. On ne prévoit pas le surgissement des feux, les causes de la pulsion manquent de sens : Barbara appelle les pompiers sous le prétexte d’un incendie, son demi-frère va folâtrer avec « l’ami américain » qui jouait auparavant au pompier avec Barbara et Claire lors de son exil. « On joue ? » oui mais lorsque le jeu se confond avec le mouvement même (physique autant qu’amoureux), il s’agit bien d’un serious game. Chacun peut occuper toutes les places de désir, mais ce n’est pas un rôle ou une panoplie, le désir est beaucoup trop sérieux pour mentir. Le spectateur n’est donc qu’un témoin plongé dans le brouillard, qui guette les illuminations de personnages mystérieux non par aphasie, mais par ténacité. Le temps reste en suspens en attente des signes, et la capture du spectateur consiste moins à le plonger dans un torrent d’image, à le faire plonger dans l’image, mais au contraire à doucement l’élever du sol à la hauteur des phares. Voir Flammes, c’est observer le surgissement de feux (« contre tous les feux, mon feu, le feu », Monteiro ou Cortazar) dans le clair-obscur d’une maison chargée d’intensité (la très belle lumière de l’alors débutant Thierry Arbogast, l’architecture de la maison toute en rideaux, tableaux anciens, meubles sans âge, cheminée, la musique sourde de Ravel).
Le désir chez Arrietta est donc le contraire d’une transcendance autant qu’un dépassement du réel : il est le réel même, la seule lumière capable d’impressionner la pellicule. Dans le dernier plan du film, Barbara et le pompier s’envolent dans un avion de carton-pâte, traversant des nuages qui filent dans le mauvais sens. Dans l’entretien avec Azoury, Arrietta raconte qu’au tournage, ils n’ont pas réussi à donner à la fumée le sens réaliste qu’elle aurait dû avoir, elle allait toujours dans le mauvais sens, ils l’ont gardé tel. Respecter jusqu’aux désirs de la fumée, en garder l’orientation contradictoire, c’est bien l’art matérialiste d’un cinéaste chez qui la puissance d’évocation se confond avec la puissance d’agir.