Chaque année nous apporte désormais son Demy estival. Après Lola en 2012 et La Baie des anges l’an passé (accompagnant la rétrospective que lui consacrait la Cinémathèque Française), c’est au tour de Peau d’Âne de revenir sur nos écrans. Le programme de restauration mené par Ciné-Tamaris se prolonge avec son sixième long-métrage, sorti en 1970, marquant le retour de Demy en France après Model Shop, son escapade américaine. À ceux qui lui reprochent mièvrerie et naïveté édulcorée, Peau d’âne semble une réponse un brin provocante. Demy plonge en effet pleinement dans la féerie en adaptant le conte de Charles Perrault, qui lui valut son plus grand succès au box-office, avec plus de 2,5 millions d’entrées. Mais le compagnon d’Agnès Varda superpose à nouveau sa volonté d’enchantement à une lucidité acide qui pose en permanence son film sur un fil tendu entre fantaisie et perversion. De cette tension naît le lyrisme tout particulier de ce cinéma dont cette ressortie manifeste encore l’originalité inégalée.
Un conte couleur Demy
Que Demy ait adapté ce conte ne saurait surprendre tant il lui donne matière à déployer ses lubies aussi largement que Deneuve étale ses robes inoubliables, couleurs du temps, de lune ou du soleil. D’abord dans l’engagement même de son récit : la volonté du Roi d’épouser sa propre fille, seule à surpasser la beauté de sa mère défunte. La figure paternelle, toujours problématique chez Demy (qu’elle soit absente ou négative) est ici poussée au paroxysme de l’ambigüité. Le désir incestueux, programmé dans l’incarnation de la mère et de sa fille par la même Deneuve, hante le cinéma de Demy. On le retrouvera dans Parking, Une chambre en ville, Trois places pour le 26, et il existe déjà, en filigrane, dans Les Demoiselles de Rochefort, où Monsieur Dame courtise Solange après avoir aimé sa mère. Peau d’Âne recentre cette idée fixe dénuée de scrupules sur la question morale, pour mieux se défaire de la satire avec malice. Car si la Fée des Lilas, inoubliable Delphine Seyrig qui apporte à son personnage un délicieux grain de folie, ramène le tabou au cœur du film et à l’origine de la fuite de la princesse, il ne faut pas oublier les raisons véritables de cet éloignement, un brin conspirateur : épouser elle-même le Roi. L’exil de la jeune femme engage également vers une structure plus classique de conte de fées : la conquête du Prince Charmant, interprété avec une lascivité adolescente par Jacques Perrin qui retrouve le cinéaste après Les Demoiselles de Rochefort.
Ce schématisme du conte offre à Demy un socle solide à partir duquel il peut donner libre cours à son esthétique « en-chantée » toute en modulation. Peau d’Âne gonfle la féérie jusqu’à l’exubérance kitsch en même temps qu’il ramène le merveilleux au trivial. La luxuriance des décors exposée en de larges plans composés comme des toiles, la palette vive des couleurs qui peinturlurent même les chevaux et les visages, injectent dans le lyrisme du conte l’influence du pop art américain voire d’un penchant psychédélique. À cet égard, la parenthèse hippie imaginée par le jeune Prince, où il rêve de gambader avec sa belle en fumant la pipe en cachette, témoigne d’une certaine clairvoyance sur son époque. Même en pleine féerie, Demy ramène ses fantasmes filmés à la réalité du contexte dans lequel il tourne. Après la guerre d’Algérie dans Les Parapluies de Cherbourg, la vague beatnik déclinante des Sixties s’immisce sous les robes de la princesse.
Une recette hybride
On songe bien entendu, aussi, à la poésie de Cocteau, notamment dans la première partie où s’entremêlent l’architecture et la végétation, où s’impose Jean Marais, nouvelle Bête hantée par son désir face à une Belle sans nom, réduite à sa grâce. La muse Deneuve, qui fut la jumelle de Rochefort et la Geneviève de Cherbourg, est à nouveau le visage de l’amour pour le cinéaste. Amour, amour, que son cinéma aime tant, mais qui pourtant « fait souffrir tous les amants qui n’ont pas su tourner la page ». Les paroles de Demy, à nouveau mises en musique par son acolyte Michel Legrand, chantent encore les sentiments, cependant que la mise en scène même des chansons les sauvent en permanence de la mièvrerie. Le refrain de l’amour répété par le perroquet devient un écho ironique cher à la lucidité du regard demyesque et emporte l’amour du côté de l’humour. Quant à la fameuse chanson du cake d’amour, elle enrobe une scène où l’hétéroclite, qui caractérise le film, est à son plus haut degré d’intensité : le banal (le gâteau somme tout bien ordinaire) et le baroque (les meubles dans la cabane), la robe couleur du Soleil et la peau qui pue, portées par une Deneuve dupliquée.
Cette fameuse peau cristallise le tabou, la perversion, les pulsions refoulées, le goût de la souillure et du trivial qui parsème le cheminement de la princesse, depuis l’argent-excrément de l’âne, jusqu’aux courtisanes aux doigts boudinés en passant par les crapauds crachés par la vieille édentée. Elle corrompt en permanence la féerie et inscrit le goût de la fantaisie dans une volonté d’ébranler, non sans une certaine noirceur, la candeur apparente du cinéma de Demy. Ainsi placé sous le signe de l’hétéroclite, Peau d’Âne accumule ambiguïtés, détails (le téléphone anachronique de la fée) et références (à d’autres contes, à l’histoire à travers le nom des prétendantes) par lesquels une nouvelle vision sur grand écran ne saurait épuiser ce film, intarissable source d’enchantement.