Il faudra peut-être un jour se pencher plus sérieusement sur le travail de Philippe Ramos tant celui-ci fait étrangement route à part dans le tout-venant du cinéma d’auteur français. Rétrospectivement, et à la lumière de son nouveau film, Fou d’amour, il n’est pas étonnant de constater que son premier court métrage officiel, Madame Edwarda, soit placé sous la tutelle de l’écrivain Georges Bataille tant la dernière œuvre du réalisateur originaire du Vaucluse joue de la circulation politique du désir dans une communauté tout en y mêlant, joyeusement puis tragiquement, des odeurs de scandale et de mort. Ce retour sur sa filmographie, Ramos le fait également puisqu’il reprend avec Fou d’amour les bases scénaristiques d’Ici-bas, un de ses courts métrages datant de 1996, s’inspirant déjà de l’affaire du curé d’Uruffe qui avait l’habitude d’entretenir des liaisons avec de nombreuses paroissiennes et qui avait vu sa position menacée par la grossesse de l’une de ses maîtresses. Ce n’est cependant pas la première fois que le cinéaste remake un de ses premiers films : son long métrage Capitaine Achab trouvait son origine dans un court métrage portant le même titre réalisé quatre ans auparavant. On peut voir dans ces gestes de reprise, comme le ferait un couturier, une manière pour Ramos d’assumer son rapport artisanal au cinéma puisqu’il porte, outre celle de réalisateur, les casquettes de scénariste, de directeur de la photographie, de monteur ou encore de décorateur sur ses productions. Cette situation a priori unique dans le cinéma français contemporain dit bien aussi la folie obsessionnelle au cœur de son cinéma où le monde, s’il ne s’accorde pas à aux désirs de maîtrise de ses personnages, sombre dans la tragédie la plus sanglante, à l’image du funeste destin de son Capitaine Achab, de sa Jeanne captive ou, aujourd’hui, de son curé littéralement fou d’amour.
À la folie
Coupé en deux, la tête séparée du corps. C’est dans cette posture pour le moins inconfortable que le narrateur de Fou d’amour, sous les traits d’un Melvil Poupaud guillotiné, inaugure en voix-off son récit construit comme un long flashback. Fraîchement débarqué dans un nouveau village, ce jeune curé s’attire rapidement l’attention de ses paroissiennes grâce à sa belle langue, son dynamisme réjouissant (il anime un club de football et un atelier de théâtre – Nanni Moretti n’est pas loin) et surtout, il faut le dire, son ardeur sexuelle, virant parfois au franc satyriasis. Bref, il est aisé de comprendre qu’on lui donnerait le bon dieu sans confession. Démarrant ainsi sur des airs de comédie champêtre à la morale débridée, le film de Ramos trouve tout naturellement un rythme de croisière fluide et inattendu par rapport à ses précédents films où une sécheresse narrative s’accommodait ingénieusement de ruptures de tons intempestives (à l’image de la division en chapitres de son Capitaine Achab). Pour autant, Ramos n’oublie pas son inventivité graphique qui agissait en contre-point de l’âpreté du récit dans ses œuvres antérieures et qui le conduit ici à contrebalancer l’aspect naturaliste que peut par moment revêtir sa mise en scène. Car, ici plus qu’ailleurs, l’habit ne fait pas le moine et, loin de tomber dans l’écueil de la simple illustration, ses élans « fantaisistes » (qui vont de la simple place accordée au médaillon dans ses plans à la reconstitution parodique de tableaux religieux ou à l’utilisation surannée du roman-photo) recueillent les pulsions mentales de son personnage principal qui ne va pas tarder à céder à la beauté de Rose, une jeune aveugle qui vient s’adonner à quelques leçons de théâtre. Il faut rendre grâce alors au jeu de Melvil Poupaud qui sait merveilleusement figurer à la fois la goujaterie la plus triviale pour en venir à ses fins et la sincérité la plus désarmante lorsqu’il tombe innocemment amoureux.
Coupé en deux, le film l’est également. Suite à ce nouvel amour réciproque, la jeune fille au nom de fleur tombera enceinte et éconduira le curé suite à son refus de garder l’enfant. Pris à son propre jeu, l’ecclésiastique sombrera dans une folie meurtrière. C’est le film aussi qui se renverse et va déployer le propre négatif – la part maudite, pour reprendre le titre d’un livre de Georges Bataille – de ce qu’il venait de construire. Ramos avait déjà essaimé par touches successives les troubles mentaux de son personnage grâce notamment à cette voix-off qui guide la narration et qui nous permet constamment de nous rappeler que nous n’écoutons que la seule version de l’histoire dictée par Melvil Poupaud. Elle n’hésite pas à nous faire rentrer progressivement dans la psyché perverse de son auteur, entre ses sournoiseries assumées et ses délires masturbatoires incessants. C’est là sans doute aussi que Fou d’amour perd un peu la tête, comme partagé constamment entre sa trivialité campagnarde hédoniste (le cinéma de Guiraudie plane au-dessus) et ses excès de folie macabre (comme cette représentation frontale d’un utérus déchiré au-dessus duquel baigne en sang un fœtus – image qui n’est pas sans rappeler un des premiers plans de L’Humanité de Bruno Dumont, lequel a par ailleurs été le conseiller artistique de Ramos sur Jeanne captive). On comprend mieux alors l’hydre a deux têtes qu’est le film schizophrène de Ramos qui s’obstine vaillamment à les faire se rassembler, quitte à créer un nouveau monstre de cinéma forcément imparfait mais diablement séduisant, à l’image de son personnage principal. Coupé en deux, la tête séparée du corps.