Ouaté et cotonneux comme le lit où finissent par s’endormir les personnages, Les Grands Squelettes est construit sur une série de monologues intérieurs récités en voix-off, où le recours à la longue focale, le format 4/3 et la bande-son silencieuse facilitent l’entrée dans la psyché des protagonistes en gommant l’environnement extérieur. La caméra redouble ce sentiment en adoptant parfois un point de vue subjectif, comme dans ce fragment – l’un des plus beaux – où le personnage incarné par Jacques Nolot imagine une scène de déchirement amoureux à partir de l’ombre d’une chaise. Grâce à son dépouillement formel, le film atteint un degré d’intimité et de profondeur rare et propose une plongée introspective proche de l’expérience psychanalytique. Les personnages se disent à eux-mêmes ce qu’ils ne peuvent montrer aux autres : la partie monstrueuse et cachée de leur être.
Le monde suspendu
Le film crée une tension entre mouvement et immobilité en alternant plans fixes et photographies. Ce faisant, il introduit un doute quant à la nature des images : de la même manière qu’un mouvement peut passer inaperçu, on a parfois l’impression troublante de voir certaines photographies remuer légèrement. Tandis que le léger scintillement lumineux qui anime une vue d’ensemble de Paris est à peine perceptible, on jurerait voir une lueur vaciller brièvement dans le regard pourtant figé d’un personnage. Dans cette perspective, la forme du film fait corps avec ses figures, dont l’apparence tranquille masque une âme torturée par un flot de pensées et de questionnements.
Un chant polyphonique
La structure morcelée du film, inspirée des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, se voit contredite par le système d’échos et de réponses qui réunit ces monologues apparemment isolés les uns des autres. Un homme ne parvient pas à pleurer tandis qu’une jeune femme doit s’en empêcher. Certains rêvent d’emmener l’être aimé à l’Océan quand d’autres s’adonnent au plaisir solitaire. Tous racontent la douleur, la complexité du sentiment amoureux. À travers ces liens, qui sont avant tout formels (fondus enchaînés, surtitres ou pont sonores), se dessinent les contours d’un film choral, qui atteint son point culminant dans la séquence finale. Denis Lavant, en clochard céleste, déambule dans les rues du quartier de La Chapelle et imagine des couples faire l’amour derrière les fenêtres des appartements. Dans ce silence assourdissant, on croit alors entendre un chant polyphonique. Un chant d’amour, cru et gracieux.