Ça n’arrive pas tous les jours, mais ça existe : le cinéma français sait sortir de ses ornières, creuser une voie ambitieuse à l’écart du cynisme commercial comme de l’insignifiance satisfaite avec laquelle rime souvent le cinéma d’auteur. Risquée et inégale, inégale parce que risquée, on a envie d’aimer cette variation autour de la figure centrale de Moby Dick rien que pour ça : sa folle audace. Il y a, c’est heureux, d’autres raisons de la louer. C’eût été dommage de manquer ça.
Loin des adaptations empesées qui ont probablement fait leur temps, Capitaine Achab relève de cette catégorie de films proposant, à l’instar de Honor de Cavalleria d’Albert Serra, de libres réappropriations des chefs‑d’œuvre de la littérature. La belle idée de Philippe Ramos est de renoncer à transposer à l’écran – que ce soit « à la lettre » ou « dans l’esprit » – la foisonnante matière du roman-monstre de Herman Melville pour se glisser agilement dans son sillage, imaginant un passé au personnage d’Achab sans jamais heurter l’écueil des signes annonciateurs, clins d’œil pathétiques et autres appels du pied en direction de l’œuvre admirée. On se demande d’ailleurs si l’on n’aurait pas préféré que le film, au lieu de se frayer, dans sa dernière partie, un chemin maladroit (quoique plastiquement étonnant) entre les lignes du roman, s’arrête là où se dernier commence. Mais remontons au commencement, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Un saisissant premier plan caresse le corps nu d’une mère morte, du sexe au visage. Origine du monde et de l’enfant dont sera retracée l’histoire, le bas-ventre à la toison pubienne noire, filmé sans plus de fausse pudeur que de complaisance, place le film sous le signe d’une symbolique archaïque, voire psychanalytique, puissamment incarnée, jamais figée dans le marbre de la signification et de l’immuable, toujours troublée de concrétude, de souffle, de vie. Privé d’une mère qu’il n’a pas connue, héritant d’un père mal dégrossi et vite disparu, Achab traverse la vie sans véritable attache, au gré des figures maternelles et paternelles. Nul pathos mal placé, nul traumatisme larmoyant n’entache ce parcours subtilement relaté. Hanté par Louise, qui fut un moment la frivole compagne de son père et qu’il finit – mensonge ou confusion ? – par associer à la figure de sa mère, Achab navigue d’une tante puritaine flanquée d’un époux pédant et autoritaire à un ministre du culte plaçant en lui de grands espoirs contrariés. Adulte, il rencontre Anna, femme aimante qui ne saura pourtant contenir son attrait irrépressible pour le noir océan et la blanche « garce » qui l’habite.
Découpé en chapitres dont le récit est à chaque fois pris en charge par l’un des personnages croisant la trajectoire d’Achab, le film frôle parfois l’illustration, mais offre une belle expérience poétique du rapport de la voix off à l’image. (De même, il ose une utilisation inattendue de la musique, naviguant sereinement entre chansons traditionnelles et modernes sans qu’aucun anachronisme ne paraisse plaqué, crâneur, juke-box.) Rarement l’expression « pouvoir d’évocation » aura paru si appropriée : Philippe Ramos tisse un bel entrelacs romanesque de scène-clés, souvent traitées en plans longs, et d’images presque abstraites, visions érotiques ou portraits frontaux (usant avec bonheur de la fermeture à l’iris, il développe une passionnante esthétique du médaillon). Capitaine Achab séduit par des propositions de mouvements, de cadres, aussi assurées qu’élégantes. À titre d’exemple, ce plan inouï : un homme s’introduit dans une tente où la femme qu’il aime le trompe, quitte le cadre pour aller empoigner l’amant ; le cadre est réinvesti par la femme hébétée, qui sort de la tente à reculons avant d’être rejointe par le malheureux perdant du pugilat, le ventre en sang, offrant à sa belle un châle pour recouvrir son corps nu – celui-là même, libre et sauvage, pour qui les hommes se sont damnés. Témoignant d’un sens certain du hors-champ, ce plan s’insère dans une narration quasi impressionniste, traversée par les éléments naturels comme par la vérité des sentiments (on pense beaucoup à Lady Chatterley de Pascale Ferran).
Ramos lance donc le pari de faire exister des personnages en quelques scènes, en peu de plans : pari certes à moitié relevé. Les plans où doit se déployer l’endurance des acteurs sont tantôt magnifiques, tantôt ratés, flottants, en deçà de leurs promesses. Redoutant la distribution de bons et de mauvais points, peut-être nous faut-il quand même toucher ici un mot des acteurs. Car le petit Virgil Leclaire tient avec aplomb la moitié du film sur ses épaules, le chanteur Katerine amuse et fait mouche, Carlo Brandt assoit comme d’habitude sa belle, grave et trop rare présence, Dominique Blanc irradie, Lou Castel s’impose sans effort… Par ailleurs, Jean-François Stévenin et Jacques Bonnaffé déçoivent quelque peu, et Hande Kodja (découverte dans Meurtrières de Patrick Grandperret) aurait sans doute mérité un personnage plus étoffé pour pouvoir laisser trace, en si peu de temps, de sa douceur effrontée censée fasciner. Reste évidemment Denis Lavant, dont la forte personnalité, fruste, rauque, investit sans peine l’écran tout en échouant à se hisser, il faut bien le dire, au niveau du mythique personnage. Pas grave, au fond : il y a paradoxalement dans la témérité du film quelque chose d’humble, de secret, de singulier, avec quoi l’acteur s’accorde.
On rétorquera que l’ambition, c’est bien beau, mais si on n’est pas à sa hauteur, c’est un peu dommage. On n’aura pas tort. Comme il est réjouissant, pourtant, de voir le cinéma français s’aventurer vers ces rivages-ci ! Lesquels ? Ceux du romanesque (le vrai, le grand, l’épique – pas le romanesque truffaldien, étriqué, laid, vain !), de la sensualité décomplexée (débarrassée de la violence de la chair triste), du symbolisme audacieux (loin des discours tout faits comme du plat naturalisme). Il y a quelque chose d’Arnaud des Pallières chez Philippe Ramos qui, comme l’auteur d’Adieu (le film français le plus fou de ces dernières années rendait déjà hommage à Moby Dick, réinventait déjà l’usage de la voix off, employait déjà Carlo Brandt), écrit, réalise et monte tout seul. Sans réussir pleinement son film, il atteint pourtant un rang supérieur à l’étiquette frustrante de « prometteur » et, dans le sillage de Jean-Claude Brisseau, d’Alain Guiraudie ou du Serge Bozon de La France, ajoute son nom à la liste des originaux qui font honneur au cinéma français.