D’une diversité éclatante, la programmation de cette 41ème édition du Cinéma du Réel n’en restait pas moins d’une grande cohérence, laissant entrevoir de nombreux ponts entre les films. La compétition française témoignait ainsi d’un intérêt particulier pour le Japon comme terre de fantômes et de disparitions, à travers au moins trois films : Brise-lames d’Hélène Robert et Jérémy Perrin, Tout ce qui a une forme est appelé à disparaître de Pierre Carniaux et Tsuma Musume Haha d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita. C’est toutefois globalement l’ensemble des films de cette édition qui semblent hantés par le spectre de la disparition : celle d’un pays, d’un immeuble, d’une partie de l’humanité ou de soi-même. Au travers de cette menace, c’est à l’urgence de réfléchir le présent que le cinéma répond.
Partir ou rester
Hamada d’Eloy Domínguez Serén
Une partie importante de la sélection a eu pour objet la question migratoire. Si la plupart des films traitaient du sort des réfugiés dans leur pays d’accueil, deux avaient pour particularité de se focaliser sur des personnages en proie au dilemme suivant : rester dans leur pays ou le quitter pour un autre, a priori plein de promesses. Dans Sankara n’est pas mort de Lucie Viver, le jeune poète burkinabè Bikontine marche le long de l’unique voie ferrée du pays sur les traces du révolutionnaire Thomas Sankara. Son périple prend la forme d’un voyage initiatique qui lui permet de réfléchir à sa place dans le monde et aboutit à sa décision de partir. C’est sans misérabilisme que la réalisatrice donne à voir le contexte politique (la révolte du peuple contre le régime de Blaise Compaoré) et économique difficile dans lequel le pays est plongé. D’une poésie et d’une simplicité désarmantes, le film possède également son lot d’images persistantes, celle d’un champ de cannes à sucre en feu ou du réveil de Bikontine dans une immense boule de coton. Hamada de Eloy Domínguez Serén débute par le rêve non moins frappant d’un jeune homme brûlé par le soleil, dont le corps reste paralysé alors qu’il souhaite aller se rafraîchir dans la mer. Métaphore possible de la volonté d’ailleurs du personnage, réfugié sahraoui dans le camp de Tindouf en Algérie, la scène témoigne aussi de l’impossibilité de partir à cause du danger, du manque d’argent ou de la difficulté à obtenir un visa. Le film est d’une légèreté surprenante au regard des thématiques sombres qu’il charrie. S’il convainc autant, c’est précisément grâce à son humour et à ses personnages débordant d’énergie et d’imagination, en particulier celui de la jeune femme, que son franc-parler et son obstination pour la conduite – qui traduit une quête effrénée de liberté – rendent très attachant.
Huis-clos
Diz a ela que me viu chorar (Let It Burn) de Maíra Bühler
La claustration que les personnages peuvent ressentir face à un lieu est exacerbée par les films se déroulant à huis-clos. L’un des plus emblématiques est certainement Diz a ela que me viu chorar (Let it burn) de Maíra Bühler. Souvent filmé de manière rapprochée et frontale, il ne laisse aucune échappatoire au spectateur, confronté à la misère et la violence qui règne dans cet immeuble de São Paulo, où les habitants tentent de noyer leur tristesse dans le crack. La substance effraie par sa capacité à transformer les êtres, qu’elle paralyse et dépossède d’eux-mêmes, tel ce jeune homme au regard absent qui tient sa main collée contre son cœur ou cette femme qui s’en prend physiquement à l’homme qu’elle aime. L’addiction est également au centre d’Ici je vais pas mourir, d’Edie Laconie et Cécile Dumas, film confiné entre les murs d’une salle de shoot parisienne. Les corps pâles, nerveux et fatigués des personnages racontent tout autant, sinon plus, que leur discours l’enfer de la toxicomanie. La sobriété de la mise en scène, articulée autour d’une suite d’entretiens filmés en plans rapprochés et face caméra, laisse toute la place aux personnages dont les vies ravagées portent entièrement le film. Contrairement à Diz a ela que me viu chorar, le huis-clos est ici protecteur : le film ne laisse aucun doute quant au bien-fondé de l’existence de la salle de shoot, qui apparaît ici comme un espace de sociabilité, d’entraide, de sécurité et de repos, comme en atteste la blancheur enveloppante des murs.
Le spectre de l’Histoire
En comparaison, Berlin Based, de Vincent Dieutre, où la drogue est synonyme de fête, semble assez vain et superficiel. Le film, qui s’intéresse aux artistes ayant élu domicile à Berlin après la chute du Mur, frôle même l’indécence lorsqu’un des personnages, depuis son loft d’artiste, se souvient avec nostalgie du temps où « on avait pas peur de la précarité ». Dans les films précédents, la précarité n’était pas un choix de vie, encore moins un fantasme. Malgré une forme d’autodérision, le film ne parvient pas vraiment à dresser autre chose que le portrait d’une communauté repliée sur elle-même. S’il décrit une utopie, elle semble révolue (le réalisateur fait plusieurs références au temps passé de la « culture absolue ») ou inaccessible et l’art y apparait plus comme un dandysme qu’un regard porté sur le monde. On regrette que la dimension mémorielle de la ville, où l’histoire est un spectre « qui vous saute à la gorge à chaque coin de rue », se limite à une idée formelle (les passages du noir et blanc à la couleur figurent les allers-retours entre passé et présent) ou à des prises de paroles jargonneuses qui renforcent l’hermétisme du film.
Last Night I Saw You Smiling de Kavich Neang
Le spectre de l’histoire plane également sur Last night I saw you smiling du Cambodgien Kavich Neang, où les habitants du White Building de Phnom Penh sont victimes d’une seconde expulsion. La première fois, c’était sous la dictature des Khmers rouges, souvenir traumatisant ravivée par l’éviction nouvelle. Malgré une méfiance visible à l’égard du gouvernement, qui a soutenu le rachat de l’immeuble par une entreprise japonaise, à aucun moment les habitants ne s’insurgent. Ils sont résignés, absorbés par les détails pratiques de la préparation des cartons, de la date du départ et du transport de leurs affaires jusqu’à un éventuel nouvel appartement. La position du réalisateur, qui a grandit dans l’immeuble et filme sa famille et ses voisins, favorise l’émergence d’une parole sincère et profondément émouvante. La caméra est fixe parce qu’il ne veut pas partir. Elle ne se met en mouvement qu’à la fin, lorsqu’il n’y a plus le choix et que continuer à filmer équivaudrait à mourir enfoui sous les débris.
Relations 2.0
Cette résurgence du passé dans le présent donne son titre à un autre film de la compétition : Present. Perfect. (Wan Mei Xian Zai Shi) de Shengze Zhu. Cette compilation de « live » glanés sur les réseaux sociaux dénote une manière innovante et collaborative de faire des films, où la vision de l’auteur passe avant tout par le montage. Le cinéaste choisit ainsi de se focaliser sur des personnages de marginaux (un homme brûlé vif, un autre sujet à un arrêt de croissance prématuré, une jeune mère ouvrière dans une usine de textile…) pour qui s’exhiber sur le Web est un moyen non seulement de gagner de l’argent mais surtout d’exister aux yeux des autres. L’anonymat procuré par Internet ouvre sans surprise la porte à un jugement et un voyeurisme sans limites. La question du vrai et du faux s’y pose constamment, de manière douloureuse (la parole de ceux qui se filment est sans cesse remise en cause par le public d’internautes) ou comique (l’irruption de la réalité, à travers l’arrivée d’un policier, dans une vidéo où un jeune se filme en train de danser). Si le film dresse un portrait critique de la Chine contemporaine, il témoigne également d’une profonde humanité, à travers ce besoin universel qu’ont les personnages d’échapper à leur solitude.
Tsuma Musume Haha d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita
Lorsqu’ils achètent des poupées grandeur nature pour leur tenir compagnie, les hommes de Tsuma Musume Haha cherchent également à combler un vide. Dans ce film, à la fois documentaire et fable d’anticipation sur un Japon où les femmes auraient disparu, les réalisateurs Alain Della Negra et Kaori Kinoshita (auteurs de The Cat, the Reverend & the Slave sur le métavers Second Life) continuent d’explorer les rapports entre fiction et réalité. Les frontières semblent ici plus poreuses que jamais, comme dans ce très gros plan sur le regard d’un avatar numérique, qui met en avant l’expression humaine d’un sentiment amoureux en même temps qu’il en révèle les pixels. La première apparition d’une « vraie » femme, qui semble plus irréelle qu’une poupée du fait de son caractère exceptionnel, est plus dérangeante encore. S’il y a quelque chose d’horrifique à voir ces corps démembrés et ces visages en latex distordus, il y a aussi une certaine douceur chez ces hommes esseulés. C’est cette absence de jugement, ainsi que sa dimension plastique jamais dissociée d’un arrière-plan politique, qui fait la valeur du film.
Confessions nocturnes
Would You Have Sex with an Arab ? de Yolande Zauberman
La science-fiction n’est pas si éloignée des films de Yolande Zauberman, dont l’œuvre faisait l’objet d’un focus particulièrement intéressant, tant la réalité qu’ils décrivent semble absurde, qu’il s’agisse des viols commis par la communauté juive ultra-orthodoxe dans M (présenté en avant-première) ou du système de classification raciale de Classified People. À partir d’un dispositif très simple, comme la question « Would you have sex with an Arab ? », avec laquelle elle aborde ses interlocuteurs dans son film éponyme, son cinéma parvient à déclencher des tempêtes et à crever des abcès de non-dits. Instrument de libération de la parole, il possède une dimension profondément cathartique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ses films se déroulent essentiellement de nuit, au moment où les langues se délient. Sa présence est forte même lorsqu’elle semble absente, comme dans Un juif à la mer, où malgré son silence, la confession de son ami Selim Nassib n’existe que parce qu’elle est là, derrière sa caméra, pour la recueillir. Si la forme est brute, voire brutale, le regard est d’une bienveillance et d’une tendresse infinies.