Dix ans après avoir filmé la folie de l’intérieur d’une institution dans Sainte-Anne, hôpital psychiatrique, Ilan Klipper accompagne une poignée d’individus qui vivent avec leur maladie hors les murs, dans ce qui se présente d’abord comme une série de portraits, puis très vite comme une tentative d’immersion dans l’espace mental d’Aube, Yoan, Marcus et les quelques autres « funambules » qui se sont prêtés au jeu. De jeu, il en est bien question, dans la mesure où le film ne se présente pas comme un pur documentaire d’observation, qui entendrait, selon un lieu commun, saisir le réel « sur le vif », mais assume au contraire de diriger les personnes filmées et de recourir à des éléments fictionnels, tandis que certains plans, dont la composition paraît réfléchie en amont, entretiennent le doute sur la part de mise en scène des séquences. Un tel dispositif pluriel a pour mérite de désamorcer l’éventuel sentiment de voyeurisme du spectateur : de la même façon que lorsque l’on assiste à la performance d’un funambule, la proximité a priori extrême de notre position s’efface devant la complicité de celui qui se livre aux regards en recomposant l’espace que nous partageons. Mais surtout, il vient ici souligner et laisser libre court à la part déjà performante de la parole des personnes interrogées, dont les cheminements mentaux ou les ramifications de l’expression sont d’une créativité saisissante (il est ainsi difficile de tracer une nette frontière entre les moments où Yoan slame ou déclame de la poésie, et ceux où il s’exprime « naturellement »). Peu à peu, Klipper s’attache également à figurer leur espace mental, non sans maladresse, comme lorsqu’il sature l’environnement d’Aube d’ombres et de nuances chromatiques nimbant d’irréalité les lieux qu’elle habite, à la lisière du fantastique, pour transposer la façon dont elle se dit envahie par « des formes et des couleurs ». Cette manière littérale de rendre visible une perception subjective était d’autant moins nécessaire que le film prend déjà des allures troublantes de conte, sur le mode d’Alice au pays des merveilles, avec ses dérèglements de la langue (chez Aube, ils évoquent les comptines), ses déplacements symboliques et sa traversée du miroir (celle de Yoan, qui a littéralement « basculé » face à un miroir, est peut-être la plus frappante, tant elle semble à l’origine d’une diffraction de sa parole, qui fonctionne par répétition). Cette façon de jouer sur la porosité entre les mondes, de brouiller les lignes entre le documentaire et la fiction, n’en est pas moins cohérente avec le souci de Klipper de décloisonner la folie.