Pen-ek Ratanaruang nous a accoutumés à sa façon d’hypnotiser les festivals avec ses ambiances somnambuliques faites d’attente, de torpeur et de confusion. Surprise : Headshot, son dernier film, resserre ces éléments en un récit où le temps est compté et où l’état d’alerte est constant. Et le Thaï de signer là son film le plus modeste à ce jour — probablement son meilleur aussi.
Un vrai film noir
L’intrigue est classique, au moins jusqu’à un certain point. Ancien flic intègre piégé par un politicien véreux (avec la complicité d’une femme fatale), devenu tueur à gages pour une obscure organisation de vigilantes, le héros est atteint d’une balle dans la tête au cours d’un « contrat ». Quand il sort miraculeusement du coma, sa vue a été altérée au point qu’il voit sens dessus dessous, comme s’il pendait la tête en bas… Le film noir, on le sait, n’est pas une découverte pour Ratanaruang : plusieurs de ses films ont adopté des histoires de gangsters en filigrane. Mais le genre était alors réduit à un accessoire, un prétexte au travail esthétisant du cinéaste. C’était cette fameuse recherche d’état de demi-sommeil combinant moiteur photographique, lenteur du montage, confusion des temps et de la perception ; un travail d’atmosphère qui, répété à l’envi tel une signature forcenée (et appuyée par quelques détails récurrents tels qu’un lézard sur un mur), ressemblait de film en film à une entreprise d’enfumage complaisant, soutenu par un auteurisme publicitaire.
Or, si Headshot reprend les grandes lignes de ces marottes (immersion du spectateur dans une expérience visuelle, vagabondage temporel, héros en état second), il surprend en les inscrivant dans un déroulement plus ferme et plus concerné d’une dramaturgie familière au genre. Là où les films précédents de Ratanaruang jouaient avec des touches de film noir, Headshot en est résolument un, et les envies de l’auteur ne contribuent pas ici à une abstraction flottante fabriquée et auto-satisfaite, mais à un monde de tension et d’action bien concrètes, alternant le calme et la tempête, où la solitude de l’âme n’est pas complaisamment dilatée dans le brouillard, mais incarnée avec bien plus de chair (et de sang). Pour commencer, l’intrigue est typique du genre, mais plus dense que dans Last Life in the Universe ou Vagues invisibles, laissant moins de temps pour la contemplation, l’attente n’étant plus synonyme de relâchement mais de danger imminent. Quant à la bizarrerie médicale, elle fait certes craindre le prétexte à une imagerie sur-signifiante à base de renversement du regard, donc du monde intérieur, donc des valeurs… Or, si l’évolution intime du personnage assassin est déjà entendue dans son archétype, si le réalisateur n’évite pas l’usage des plans renversés, cet usage se révèle strictement fonctionnel : Ratanaruang accorde plus d’importance à l’impact de cette anomalie, les difficultés de coordination, la nécessité de s’adapter avec des effets parfois comiques (la télé retournée), l’ironie de certaines situations (si on pend l’homme la tête en bas, ne lui est-il pas plus facile de s’échapper ?).
En immersion
Le plus étonnant de Headshot est de voir Ratanaruang revenir à ses motifs favoris sous une forme inhabituellement « classique », penchant moins vers la rigidité expérimentale et s’insérant mieux dans l’action du moment. Son goût pour le brouillage des temps, par exemple, se contente d’allers-retours entre le présent et des flash-backs désordonnés — approche efficace sans être insistante ni rechercher la détention du regard. Quant à sa tendance à vouloir plonger le spectateur dans l’état intérieur d’un personnage, il se traduit par l’usage répété de la vue subjective, pratique qui, dans quelques scènes mouvementées (la tuerie du début), rejoint rien moins que l’efficacité d’usages similaires dans d’autres moments de violence cinématographique, voire dans quelques jeux vidéo « à la première personne », avec giclées d’hémoglobine sur l’objectif en sus. D’ailleurs, on flingue beaucoup dans Headshot, sèchement ; la caméra, quand elle n’est pas visée elle-même, n’a guère le temps que de capter les corps cueillis par les balles sans sommation.
Pour la première fois, un film de Ratanaruang s’apparente à un spécimen de genre assez standard quoique bien troussé, sur une trame rebattue de rédemption d’un tueur, tout juste traversé de moments d’intimisme adéquatement sobres et d’une approche discrètement personnelle de quelques passages obligés. Ainsi les points culminants des fusillades intriguent-ils en se déroulant toujours dans de grands espaces et de nuit, voire quand l’extinction des lumières donne le signal, comme s’il fallait perdre ses repères pour se retrouver (là encore, l’argument scénaristique favori du cinéaste, mais mieux incarné dans ces instants sans répit que dans les longues poses de ses autres films). Soit un film d’envergure modeste, pas des plus marquants, si ce n’est pour son don de montrer son auteur sous un jour plus sympathique, capable d’exprimer ses désirs de cinéma sans mystifier son monde.