Pen-ek Ratanaruang, un des cinéastes thaïlandais les plus réputés hors de ses frontières, apprécie les personnages décalés à l’esprit vagabond, tel le bibliothécaire ex-yakuza de Last Life in the Universe ou le cuisinier assassin de Vagues invisibles, tous deux incarnés par Tadanobu Asano. Dans Ploy non plus, personne ne marche tout à fait dans les clous, à commencer par cette jeune fille nommée Ploy qui se laisse introduire au petit matin dans la chambre d’hôtel d’un couple accablé par la routine et le décalage horaire (ils sortent juste de l’avion), provoquant jalousie, introspection et micro-cataclysme. Le cinéaste aime aussi perturber la linéarité du récit, en y entremêlant les rêves, les désirs et les souvenirs de chacun, et même quelques réminiscences cinéphiles. Le tout est soigneusement bercé par le ronronnement insidieux de la musique atmosphérique et du montage lent, plongeant le film dans une langueur voisine du demi-sommeil induite par une ambiance moite, d’autant plus perceptible que l’auteur y agrémente des scènes dont la violence attendue s’en trouve comme vidée de son énergie – ses deux ouvrages précédents marchaient même sur les plates-bandes du film de gangsters.
Cette part du cinéma de Ratanaruang – on met de côté ses débuts jusqu’à Monrak Transistor (2001) – se résume surtout à cela: une ambiance quasi somnambulique savamment entretenue, facilement reconnaissable par les petits cailloux laissés par le réalisateur – la forme, les noms et figures qu’on retrouve d’un film à l’autre (ainsi le lézard). Et dont on peut se demander où est la part de la sincérité d’artiste obsessionnel, et où est celle du calcul de coureur de festivals infatué de l’attirail d’auteur qu’il s’est créé de toutes pièces. D’un côté, une insistance dans le style dont il faut reconnaître qu’elle n’est pas totalement gratuite, livrant à la longue un exercice pas dénué d’intérêt sur la perception et la fuite du temps. De l’autre, un propos qui peine de film en film à se renouveler, des métaphores un peu faciles (le lézard, encore), et surtout cette séduction permanente et un rien publicitaire de l’image dans tous ses détails exotiques, ces manières de charmeur de serpents maîtrisant impeccablement ses effets et ne cessant jamais de vous inciter à céder à l’hypnose, travail d’illusionniste menaçant de se substituer à une réelle profondeur.
« De nouveaux appuis »
Ploy, au moins, se débarrasse de certaines béquilles de ses prédécesseurs pour trouver de nouveaux appuis : plus d’Asano, plus de Christopher Doyle garant de la séduction photographique, plus de gangsters. Le terrain change, les petites ambitions restent les mêmes, ou presque. La jeune fille somnole et rêve d’étreintes torrides entre une femme de chambre et un beau barman ténébreux (renvoi un peu trop évident à la grisaille de la vie du couple qui l’accueille), l’épouse s’imagine déjà se débarrasser de cette rivale supposée, et la jalousie l’amène à franchir ses limites de bonne épouse à ses risques et périls; tandis qu’un mari un peu long à la détente reste perplexe devant la perturbation de sa tranquillité. Mine de rien, l’atmosphère moite et duveteuse entretenue – à dessein ou par attachement à son style – par le cinéaste, et qu’on serait d’abord tenté de rejeter comme pur formalisme rodé aux films précédents, n’est pas sans entrer en résonance avec la déliquescence larvée du couple, dont il semble traduire un caractère à la fois si diffus et si oppressant qu’on n’ose tout à fait y croire et l’appréhender.
Le « style Ratanaruang » trouve ainsi dans ce drame conjugal une certaine pertinence, tournant moins à vide que dans les drames criminels desquels ressortait surtout l’excentricité affichée dans le traitement. Subsistent néanmoins le relatif surplace du propos, la propension de la forme à garder la pose, le manque de volonté évident du réalisateur à aller plus au-delà de l’exercice éprouvé. Et le flou sur le statut réel de ce cinéaste, qu’il conviendrait enfin d’évaluer selon d’autres critères que l’attraction du formalisme et de l’exotisme qui a pu aider à sa réputation.