Le film d’Olivier Porte, ingénieur agronome, et de Matthieu Levain, dirigeant d’une petite maison de production montpelliéraine, se situe au croisement de deux veines documentaires: celle qui s’attache à dresser le portrait d’un monde paysan traditionnel en voie de disparition et celle, plus militante que nostalgique, qui s’inquiète du contenu de nos assiettes. À l’heure où l’AFSSA (Agence Française pour la Sécurité Sanitaire des Aliments) annonce que le maïs de Monsanto ne présente aucun danger pour la santé humaine… en se fondant sur des études réalisées par Monsanto, ce qui ne peut que relancer le débat sur les O.G.M. et sur la politique agricole, la sortie en salles de ce documentaire paraît tomber à pic. Sa vision s’avère d’autant plus frustrante: la faute aux réalisateurs, qui se contentent du minimum syndical tant du point de vue journalistique que cinématographique.
La liste des O.N.G. partenaires du film est impressionnante, et même un peu ronflante: le Mouvement pour le Droit et le Respect des Générations Futures, le Réseau Agriculture Durable, la Confédération Paysanne, le Comité Français pour la Solidarité Internationale, WWF France, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement et bien d’autres encore. Herbe rejoint ainsi la cohorte des alter-documentaires soutenus par un réseau associatif, et qui ont pour objectif déclaré de sensibiliser le public aux méfaits de l’ultra-libéralisme.
Comme beaucoup de ces œuvres ouvertement militantes qui se font le reflet des peurs contemporaines, Herbe s’intéresse aux risques que fait peser l’agriculture productiviste sur l’environnement, l’économie et la santé publique. Mais plutôt que de vouloir traiter le problème dans sa globalité à la manière de We Feed the World ou de filmer la Bête sans commentaires superflus comme le faisait Nikolaus Geyrhalter dans le beau Notre pain quotidien, Levain et Porte ont choisi de concentrer leur regard sur deux petites exploitations laitières bretonnes: celle de la famille Le Fustec, qui suit les principes d’autosuffisance défendus par la CEDAPA (Centre d’Études pour le Développement d’une Agriculture Plus Autonome) et celle des Allain-Carrer, qui ont opté pour le modèle dominant: l’agriculture intensive. Ils entendent ainsi apporter la preuve par l’exemple de la supériorité du premier modèle sur le second.
L’opposition est basique mais efficace. Les Le Fustec font paître leur bétail dans leurs prés, tandis que Jean-François Carrer nourrit le sien avec du maïs qu’il fait pousser, mélangé à du soja et à d’autres ingrédients dont il avoue ignorer la composition exacte. Les premiers parlent breton à leurs vaches, les employés du second appellent les leurs par leur numéro. Carrer reconnaît qu’il n’a «pas su y faire» pour gérer ses pâturages, quand les Le Fustec savent disserter sur chaque brin d’herbe: celui qui est bon pour l’alimentation des bêtes, celui qui ne dérange pas, celui dont il faut se débarrasser. Alors que les vaches des Le Fustec évoluent librement, celles des Allain-Carrer sont entravées et parquées dans des stalles exiguës; pis: elles sont équipées d’une puce électronique, qui fonctionne «un peu comme une carte de crédit», et qui détermine, en fonction de la production de lait de chacune, la quantité de nourriture à laquelle elle a droit. Devant cette prolifération de technologie et de courbes informatiques, le producteur concède: «C’est assez curieux, puisqu’on travaille quand même sur du vivant.» Certes.
D’une manière générale, le discours de Jean-François Carrer et de ses employés paraît contraint, il semble lui-même peu convaincu par les méthodes qu’il applique, et qu’il assimile moins au résultat d’un choix qu’à une fatalité. Après avoir évoqué la propagande productiviste des années 1970 qui a profondément transformé le modèle agricole français et à laquelle il a lui-même fini par céder, il se contente de conclure par un laconique «Il fallait le faire, quoi.» Cette gêne et cette résignation constituent le principal intérêt du film, et les rares moments où elles s’expriment sont les seuls où un peu de vie et d’humain percent sous les discours des personnes interrogées.
Car Porte et Levain se contentent d’un dispositif filmique minimal, qui se résume à accumuler les entretiens purement informatifs en les entrecoupant d’écrans noirs présentant des dates et des données chiffrées laconiques. Contrairement à L’Apprenti, lauréat d’un prix Louis-Delluc mérité en 2008, ici on ne regarde pas les paysans vivre et travailler, mais on les écoute parler de leur vie et de leur travail. Le film finit par ressembler à une dissertation avec thèse-antithèse-synthèse. Les rares excursions «hors champs» sont moins nécessaires que décoratives: elles se résument à quelques images d’usines, et à des plans généraux sur la campagne bretonne. Quant à l’accompagnement musical, il est plus que minimaliste: deux mesures de guitare qui à force de se répéter, finissent par devenir crispantes – le silence eût mieux valu.
Aussi imparfait soit-il, Herbe pose des questions pertinentes. Le spectateur peu au fait des mutations du monde agricole glanera de nombreuses informations, parfois étonnantes. Ainsi, la croyance, issue de notre enfance et entretenue par l’imagerie publicitaire, selon laquelle les vaches mangeraient de l’herbe est aujourd’hui totalement obsolète: depuis les années 1970, les vaches sont en effet nourries avec du maïs, des farines ou du soja, qu’il faut cultiver, importer des États-Unis ou acheter à des «coopératives» agricoles qui n’ont plus de coopératif que le nom et qui ne se contentent plus de collecter et de revendre le fruit du travail des agriculteurs: le gros de leur chiffre d’affaires, qui peut dépasser le milliard d’euro, est réalisé en vendant aux agriculteurs du matériel et des intrants.
On comprend vite que le système marche sur la tête, d’autant que, d’après le film, donner de l’herbe à manger aux vaches est non seulement plus «naturel» et évident mais également beaucoup plus rentable (deux fois moins d’investissements pour des revenus multipliés par quatre, l’herbe présentant l’immense avantage de pousser toute seule) que de les nourrir avec du maïs. Ainsi, le modèle d’agriculture intensif s’avère, à long terme, aussi intenable d’un point de vue économique que d’un point de vue environnemental: en poussant les agriculteurs à s’endetter, en les rendant dépendants des coopératives agricoles et des producteurs de soja et de farines (sans même parler des O.G.M.) et vulnérables en cas de changement de législation environnementale ou de politique de subventions publiques, en les forçant à trimer du matin au soir pour se développer sans cesse et éviter d’être mangés par plus gros qu’eux, le productivisme les asphyxie lentement, mais sûrement.
Contrairement à ce que laissait craindre le proverbe breton qui ouvre le film («Re gozh an douar ewid ober goap anezi» – «La terre est trop vieille pour qu’on se moque d’elle»), Herbe, en montrant que les usages «traditionnels» peuvent aussi être des méthodes d’avenir, échappe à la nostalgie d’une époque révolue où la terre ne mentait pas, nostalgie vaguement pétainiste qui est la marque de fabrique de certains documentaires «de terroir».
Reste que l’enquête elle-même laisse un peu à désirer. Ainsi, la responsabilité de l’INRA, des pouvoirs publics français et européens et de la Politique Agricole Commune, et les très lourdes condamnations financières de la France devant la Cour de Justice Européenne pour cause de pollution des eaux bretonnes, ne sont évoquées qu’en tout dernier lieu, et principalement à l’aide d’extraits de journaux radiophoniques. À force de filmer au ras de l’herbe, les auteurs du film peinent à prendre de la hauteur, à passer du micro au macro, à contextualiser leur propos.
Fait révélateur, les seuls «officiels» interrogés sont le fondateur du CEDAPA, et – au téléphone ! – quelques représentants anonymes d’une coopérative qui n’est pas nommée. Quant à la FNSEA, le puissant lobby des agriculteurs productivistes, il est à peine mentionné, et son discours n’est lui aussi relayé que par un extrait de reportage radiophonique. C’est en ce sens qu’Herbe n’est malheureusement qu’un film militant de plus, condamné à ne convaincre que les convertis: malgré la volonté bienvenue de ne pas caricaturer les petits producteurs qui ont fait le choix de l’agriculture productiviste, on n’y entend au fond qu’un seul son de cloche.