Premier film de Joan Micklin Silver, Hester Street aurait pu ne jamais voir le jour si le mari de la cinéaste, qui travaillait à l’époque dans l’immobilier, ne s’était pas lancé pour l’occasion dans la production et la distribution. Réalisé par une femme (« un problème de plus dont on peut se passer », selon un directeur de studio à qui le scénario avait été proposé), le film était en plus jugé « trop ethnique », pour ne pas dire trop juif. Sélectionné à la Semaine de la Critique de Cannes en 1975, il remporta finalement un beau succès, permettant de lancer une carrière qui connaîtra malheureusement, et injustement, un cours assez chaotique.
À la manière d’un film muet (cf. l’accompagnement au piano, dont la partition ravive le parfum des projections du début du cinéma), le générique nous projette au milieu des circonvolutions amoureuses d’une soirée dansante de la diaspora juive de la fin du XIXe siècle à New York, dans le Lower East Side. L’ADN du film s’affirme immédiatement : Micklin Silver se place au cœur d’une reconstitution dont l’authenticité semble davantage reposer sur des souvenirs familiaux que sur le contenu de livres d’Histoire. Saisie caméra à l’épaule et en noir et blanc, la séquence (et le film dans son ensemble), adopte un style qui n’est pas sans évoquer celui des premiers documentaires de Wiseman (c’est l’année de Welfare). Les couples se succèdent à l’écran pour finalement dévoiler, au fil d’une chorégraphie de plus en plus insistante, le jeu de séduction auquel se livrent Jake (Steven Keats), dandy malpoli, et Mamie (Dorrie Kavanaugh), la danseuse la plus convoitée de la soirée. La légèreté de cette introduction s’estompe avec l’arrivée du son et la disparition de la musique, qui permet d’en apprendre un peu plus sur les conditions matérielles des deux immigrés (l’un russe, l’autre polonaise) : Jake se vante auprès de Mamie de disposer d’un lit (quand cette dernière dort avec les filles de sa propriétaire), avant de reprendre : « enfin, ce n’est pas vraiment un lit ». Le souci d’exactitude sociologique ne se fait pas compatissant, mais témoigne plutôt d’une grande tendresse. C’est un bonheur, pour Micklin Silver, de figurer ce petit morceau de l’histoire des États-Unis en mettant au premier plan des personnages jusqu’ici cantonnés dans l’ombre.
Goodbye O’ Lord, I’m going to America
Jake est plus tard rejoint par sa femme, Gitl (Carol Kane), et son fils, Yossele (Paul Freedman), qu’il avait laissés derrière lui en Russie quelques années plus tôt. La scène de leurs retrouvailles à Ellis Island est remarquable : dans un champ-contrechamp redoublant le grillage qui les sépare, l’euphorie de Gitl s’oppose à un sourire timide puis au réel embarras de Jake, qui voit comme un fardeau l’arrivée de cette famille pas encore américanisée. Le film s’attelle dès lors à montrer le lent processus de déracinement que Jake impose à Gitl et à Yossele, renommé Joey pour qu’il devienne un « vrai yankee », ses papillotes aussitôt coupées sous les cris de sa mère. À un officier de la douane près, Micklin Silver fait le choix radical de ne filmer que des membres de la communauté juive, au point que Gitl se demande à un moment « où sont les gentiles ? » (c’est-à-dire : les goys). Nul besoin de scène avec un WASP antisémite pour montrer la violence intégrée qu’implique l’assimilation à une autre culture. Mais davantage qu’un portrait sociologique, Hester Street déploie surtout déjà la finesse du regard psychologique de la cinéaste, extrêmement précis lorsqu’il s’agit d’ausculter la complexité des sentiments de ses personnages, comme c’est le cas dans son plus beau film, Chilly Scenes of Winter. On croit ainsi d’abord assister à une forme de drame de remariage, avant que le film ne bifurque sans crier gare vers un récit d’émancipation féministe, aussi touchant et limpide que le regard ahuri de Carol Kane.
Dès ses premières apparitions, le film se place de son côté, notamment par un petit geste de mise en scène qui fait de Joan Micklin Silver, dans sa manière de s’adapter aux désirs d’un personnage, une lointaine cousine de James L. Brooks avant l’heure, comme d’autres films le confirmeront plus nettement. Gitl, fidèle à la tradition juive orthodoxe, ne veut pas montrer ses vrais cheveux en public. Elle recourt donc à une perruque (un sheitel), que Jake, agacé par son dévouement, lui demande dans une scène de retirer, afin qu’elle le remplace au moins par un foulard. Alors qu’il se retourne pour la laisser faire, la caméra le suit en panotant jusqu’à la porte de la chambre, laissant Gitl se changer hors-champ. Autrement dit, si la femme obéit bien à l’injonction du mari, elle refuse tout de même de montrer ses cheveux, et lorsqu’elle lui demande de se retourner, la caméra obtempère également de manière à ce que le spectateur, lui non plus, ne la voit pas tête nue. En laissant de la sorte Gitl, apparemment soumise, dicter la mise en scène, Micklin Silver glisse dès le début du récit un indice sur sa future prise d’indépendance. L’actrice, extraordinaire de douceur et de rage contenue, lui confère un aspect presque mythique. Seule la veulerie de Jake, peut-être un peu trop marquée, vient entacher l’intelligence de caractérisation de ce coup d’essai, malgré une très belle scène de baiser volé dans une cage d’escalier : l’arrivée soudaine de la musique au contact des lèvres semble indiquer qu’il aime vraiment Mamie, par-delà l’intérêt qu’il porte à ses quelques économies. Treize ans plus tard, Joan Micklin Silver filmera de nouveau ce quartier, mais au présent : ce n’est plus Hester Street, mais Crossing Delancey, seulement trois blocks plus loin. La communauté juive est toujours là, plus intégrée, quoique divisée, et le remariage peut finalement s’accomplir comme à travers un miroir déformé, quand Izzy (Amy Irving), méprisant la tradition, se laisse embarquer dans une rencontre organisée par sa grand-mère (une immigrée polonaise incarnée par Reizl Bozyk, légende du théâtre yiddish), donnant lieu à l’une des meilleures comédies romantiques des années 1980. Ce quartier au Sud-Est de Manhattan, avec ses quelques épiceries juives qui résistent tant bien que mal à la gentrification, portera toujours un peu la marque de cette grande cinéaste encore trop secrète qu’est Joan Micklin Silver.