Dans une interview donnée au American Film Institute en 1979, Joan Micklin Silver cite cette phrase qu’un directeur de studio lui aurait rétorquée au début de sa carrière : « Produire et distribuer un long-métrage coûte cher, une femme réalisatrice est un problème de plus dont on peut se passer. » Hester Street, le premier film de Joan Micklin Silver, a finalement été produit par son mari, qui travaillait alors dans l’immobilier. Il s’agit d’une fiction en noir et blanc principalement parlée en yiddish sur un couple de juifs russes débarquant à Manhattan à la fin du XIXe siècle. Personne ne voulait distribuer le film, jugé trop « ethnique » (ce ne sera pas la dernière fois que lui sera fait ce « reproche »), mais il fût finalement sélectionné à la Semaine de la Critique de Cannes en 1975, et sa sortie aux États-Unis en octobre de cette année-là remboursa quatorze fois son budget. Outre cet accidenté mais beau départ, la carrière de la cinéaste, alternant films indépendants, films de studios, téléfilms et théâtre, a beaucoup souffert du sexisme et de l’antisémitisme d’une partie de l’industrie, ce qui explique sans doute pourquoi son œuvre, déjà confidentielle aux États-Unis, n’a jamais vraiment traversé l’Atlantique (en France, seul le téléfilm de 1997, Face à l’ennemi, a bénéficié d’une édition en DVD). Joan Micklin Silver est morte le 31 décembre 2020 à l’âge de 85 ans, et en découvrant trois de ses films les plus importants, Between the Lines (1977), Chilly Scenes of Winter (1979), et Crossing Delancey (1988), on ne peut que se demander pourquoi cette grande cinéaste n’est pas davantage reconnue.
Laura’s chili
Il y a des films qui comptent tellement que l’on oublie instantanément la personne que nous étions avant de les voir. Chilly Scenes of Winter fait partie de ceux-là – il a toujours été là, à nous attendre. « What do we have here ? », demande Sam (Peter Riegert) à Charles (John Heard) en désignant la casserole au premier plan. « Laura’s chili », répond Charles, laconiquement. « Excuse me, don’t you mean Laura’s recipe for chili ? », corrige Sam, voulant aider son ami. On ne sait pas encore qui est Laura mais tout nous est déjà raconté : Laura n’est plus là et Charles l’aime encore. Au douloureux présent d’après la rupture, Micklin Silver oppose bientôt l’euphorie de la rencontre, un an plus tôt, racontée par Charles. Il la voit et il tombe immédiatement amoureux ; il rit comme un benêt, l’invite à dîner, blague comme un fou. Aimer Laura, rien d’autre n’a d’importance. Dans un film d’amour, qu’il prenne la forme d’une comédie romantique ou d’un mélodrame amoureux, il y a toujours un segment difficile à appréhender, parfois ellipsé, qui est justement le moment de l’allégresse de la vie à deux. On assiste évidemment toujours à la phase de séduction, mais les récits, peut-être par peur du manque d’enjeux, cherchent souvent des échappatoires au moment où l’amour s’installe. Joan Micklin Silver, au contraire, fait face à l’amour de Charles et Laura de façon extraordinaire. Sans doute se le permet-elle car elle n’ignore pas que le spectateur, par la structure du film, sait déjà le couple menacé, mais quoiqu’il en soit, le sentiment amoureux a rarement été raconté avec une telle précision, voire une telle contagiosité, que durant ce court Éden. Paul Schrader ne s’y pas trompera pas : c’est devant ce film qu’il tomba amoureux de Mary Beth Hurt, avec qui il se mariera quatre ans plus tard. Mais bientôt l’amertume et la folie pointent. Charles aime trop, devient étouffant, et Laura retourne auprès de son mari. D’un film d’amour évident, tendre comme une comédie de James L. Brooks, Micklin Silver bifurque vers la cruauté des mélodrames de Minnelli. Charles devient ivre de jalousie, se mue en stalker, rencontre le mari de Laura sans dévoiler son identité et s’auto-détruit peu à peu jusqu’à ce qu’il prononce des mots qui ne permettent aucun retour en arrière. En 1979, lorsque le film sort sous le titre Head Over Heels, un dénouement heureux vient pourtant saboter son terrible réalisme sentimental. Échec en salles, que Joan Micklin Silver se battra pour ressortir trois ans plus tard sous le titre du roman original d’Ann Beattie, Chilly Scenes of Winter, en supprimant la dernière scène. Le film s’achève ainsi désormais sur une note mélancolique et ambigüe qui nourrit encore un peu davantage sa complexité et sa magnificence.
De la chaise au chapeau
Il y a souvent, dans un film d’amour réussi, une idée d’accessoire qui détonne et vient cristalliser les affects des personnages. Dans Chilly Scenes of Winter, il s’agit du rocking chair qu’offre Charles à Laura pour remplir son appartement vide, qui ne cesse d’être l’objet de discussions à double niveau. Dans Crossing Delancey, sublime film new-yorkais, c’est le chapeau qu’offre Sam (Peter Riegert) à Isabelle (Amy Irving) lors de leur rencontre arrangée par la grand-mère de la jeune femme (Reizl Bozyk, star du théâtre yiddish à New York) avec la complicité d’une marieuse, dans la plus pure tradition juive. Dans cet affrontement entre l’Upper West Side, où se situe la librairie huppée dans laquelle Isabelle travaille, et le Lower East Side, qui la ramène à ses racines juives, le chapeau, acheté sur Delancey Street, incarne la promesse d’une autre vie. Isabelle le porte quand elle est attirée par Sam, le doux vendeur de cornichons du Lower East Side, et le range lorsqu’elle retrouve Anton Maes, l’écrivain séducteur qui habite un grand loft près de Central Park. Une scène magnifique, aux trois quarts du film, opère la réconciliation intime et presque définitive entre ces mondes. Isabelle ramène Sam chez elle, après une soirée dans sa librairie où il ne s’est pas du tout senti accueilli. L’ambiance se détend, mais alors qu’ils ouvrent une bouteille de champagne, l’amant d’Isabelle, Nick, qui vient de temps en temps toquer chez elle la nuit quand ça va mal, débarque sans prévenir. Prenant conscience de la présence de Sam, il le jauge avec un air méchant, et s’assoit en face de lui dans un fauteuil. Railleur, il lui demande : « so you make pickles, huh ? » Sam se voit contraint d’acquiescer, et Nick continue le small talk sur un ton désagréable en lui demandant où se situe le magasin. L’adresse du Lower East Side que lui donne Sam semble lui dire quelque chose, et il devient alors réellement curieux : « That place where that guy used to do Milton Berle imitations ? » Au lieu de simplement laisser le contrechamp apporter la réponse, la cinéaste intercale un plan sur Isabelle, qui, debout, observe la joute verbale. Les bras croisés, embarrassée par la situation, son regard passe de Nick à Sam. « Yeah, that was my father », répond Sam. Nick ne peut alors se retenir de sourire : « with the dress ? », demande-t-il encore. « Yeah, the cigar, the whole thing », complète Sam. « I love that place », répond Nick, désormais ému, en ajoutant cette réplique bouleversante : « He was a wild man. » Et Sam de conclure : « Yeah. » Ce dialogue resserré et le trajet du regard d’Isabelle agissent ainsi comme un passage secret entre les deux mondes qui fragmentent sa vie. Quelle idée sublime que de confier les rênes du récit à un personnage aussi secondaire (Nick n’apparaît qu’à deux autres reprises dans le film), et d’intégrer en une poignée de mots tout le hors-champ d’un deuil. Jamais évoquée ailleurs, la mort du père de Sam (apparemment un énergumène fantasque), apporte en effet une nouvelle dimension au personnage taciturne.

Entre les lignes, l’indépendance
Deuxième long-métrage de la cinéaste après Hester Street, Between the Lines, incroyable film de journalisme, regorge de trouvailles de ce genre. En plongeant dans le microcosme d’une publication underground fictive du Boston des années 1970, Joan Micklin Silver délivre une authentique leçon de film de groupe. S’il y a bien des personnages principaux, au centre desquels Harry, première apparition au cinéma de John Heard dans un rôle de romantique désillusionné assez proche de celui qu’il tiendra deux ans plus tard dans Chilly Scenes of Winter, chaque personnage participant de près ou de loin à l’édition du Back Bay Mainline a son importance et existe immédiatement. Cela s’explique sans doute par l’absence d’archétypes dans la composition de ce groupe de post-hippies sans le sou, des journalistes arrogants et déprimés qui ne croient plus en leur travail au jeune premier timide qui rêve d’investigation et se retrouve confronté à la mafia, en passant par la secrétaire complexée par son statut, qui dans une scène poignante se retrouve seule à oser démissionner après qu’un magnat ait racheté le journal, alors qu’ils avaient tous promis qu’ils partiraient ensemble. Cet aspect choral culmine dans une géniale scène de concert, véritable morceau de bravoure où Micklin Silver déploie un sens de l’espace et du rythme unique en passant d’une histoire à une autre au sein de la salle de concert, à la manière d’une valse sentimentale et chaotique. Parmi la bande encore, un électron libre : Max Arloft, incarné par le jeune et dégingandé Jeff Goldblum, joyeux drille qui passe son temps à emprunter de l’argent à ses collègues et qui semble tenir à lui seul tout l’esprit de résistance de ce canard en déliquescence. Micklin Silver a la très noble idée de lui confier la fin du film. Harry et Abbie, les personnages principaux, partent du bar après avoir offert au film sa conclusion romantique, et laissent Max, venu squatter leur rendez-vous, seul et sans rien à boire. Le voilà donc, avec son air enjôleur, qui arnaque un type pour qu’il lui paye un verre, entreprise de prime abord parfaitement mesquine, jusqu’à ce que l’homme se révèle être un fervent lecteur de la colonne musicale de Max dans le Back Bay Mainline, et accepte alors avec plaisir d’être arnaqué. Le film offre le contrechamp du lectorat du journal uniquement dans cette ultime scène, et c’est toute la nécessité de son existence indépendante qui jaillit soudain. La caméra s’éloigne légèrement, laissant les deux hommes dans la jubilation d’une discussion musicale couverte par une chanson de Steve Van Zandt, puis le générique défile.
De film en film, l’équilibre subtil entre précision des sentiments et ancrage générationnel distingue cette autrice remarquable qui n’a probablement pas eu la carrière qu’elle méritait. Il faut voir ses films, au moins ces trois-là, pour se rendre compte des trésors que peuvent cacher les replis de l’histoire cruelle du cinéma américain. She was a wild woman.