Une cellule familiale se disperse, le temps d’une journée semblable à toutes les autres, en quatre petits récits de la lutte ordinaire pour l’existence : voilà Huacho. Le film du Chilien Alejandro Fernández Almendras suit la journée de travail comme un exil quotidien. Au matin, la maisonnée paysanne — les grands-parents, la mère et le fils — s’éveille, les voix se croisent et se heurtent dans les hors-champ de ce lieu de vie commun et resserré. Après le petit-déjeuner, chacun part au travail de son côté — qui à la boutique, qui à l’école, qui aux champs, qui sur un bord de route — dissolution temporaire de la communauté. Ils ne se retrouveront que dans la dernière scène, le soir autour de cette même table. Dans l’intervalle, le film suit la banale journée de chacun, patiemment et surtout sans les interrompre. En effet, le montage alterné des séquences des ces quatre fils de récit est réduit au plus parfait dénuement : c’est la même journée entière qui repasse quatre fois, vue à chaque itération d’un point de vue différent, sacrifiant le respect de la chronologie. En guise de transitions, des retours en arrière, les instants précis où chaque individu s’éloigne du noyau familial, comme des branches s’écartant d’un même tronc depuis des points dispersés. Le dispositif se laisse voir, mais se fait aussi vite oublier devant la clarté et la franchise de l’intention qui le motive.
Ainsi laissées ininterrompues, les expériences des personnages forment un alignement de films dans le film, chacun s’en tenant à son point de vue subjectif et où le protagoniste gagne toute l’attention de la caméra. Celle-ci suit chacun de près sans relâche, lui colle au visage et à la nuque, le sujet semble porter le monde sur ses épaules : même la transition montrant son éloignement du groupe ajoute à son portrait, dépasse sa simple fonction dans le dispositif. Si Fernández Almendras veut nous amener quelque part (à un constat, à un discours), il s’intéresse d’abord aux êtres humains qu’il met en scène dans des situations quasi documentaires et à peine dramatisées, dont son travail de montage n’a pour but que de respecter l’intégrité. Il laisse tout à la charge du spectateur de discerner où il veut en venir, de faire lui-même la confrontation des quatre récits et le portrait nuancé de la vie socio-économique qui s’en dégage. Quels que soient la génération, le lieu de travail, l’enjeu (de la vente de fromages à la sauvette jusqu’à l’accès à une console de jeu et à la reconnaissance), le film dépeint l’individu en société, mais isolé face à ses choix, ses désirs, les barrières économiques et sociales qui l’entravent, les petits compromis et lâchetés auxquels il doit se résoudre, les désillusions à supporter et les réussites encore à atteindre. « Huacho », dans le langage courant local, se rapporte à des personnes ou des objets à l’abandon. C’est la description que fait Fernández Almendras de l’humain au travail : un être fondamentalement seul, qui lutte avant tout pour exister. L’isolement par le montage de la journée de chacun y prend son sens.
Celui qui résiste
Cette perception est peut-être, paradoxalement, le mieux appuyée par le personnage qui échappe le plus à cette mise en parallèle et aux idées qui s’en dégagent et qu’on pourrait croire vérités générales : le grand-père, sujet du dernier film dans le film, qui en est aussi le plus court, comme une chute sèche qui remet en question les certitudes naissantes. De la famille, c’est celui qui s’attache le moins au travail et qui ne s’en vante pas, qui passe sa journée absolument seul, dont les désirs et les contacts sociaux semblent se limiter aux passages en soirée au bar du coin et à la famille qu’il retrouve juste après. Pas vraiment idéalisé dans sa solitude, il apparaît néanmoins comme l’élément rétif à la routine du libéralisme qui mène le reste de sa famille, mais au fond, le monde change pour lui autant que pour tous les autres, c’est-à-dire peu. Son petit-fils se plaint qu’il raconte toujours les mêmes histoires le soir autour de la table, mais le film nous laisse penser que le lendemain, au-delà du dernier plan, c’est pour tout le monde que la lutte, petite ou grande, sera à recommencer.