Le festival des Trois Continents (Afrique, Amérique du Sud, Asie) a 31 ans. Le départ des frères fondateurs Alain et Philippe Jalladeau, remplacés par Philippe Reilhac, a entraîné l’arrivée d’une nouvelle équipe. Pour la première fois, chaque section de la programmation a été confiée à un membre de l’équipe différent, responsable du choix des films, de la recherche des copies, du choix des invités, de la rédaction du catalogue… L’apparition de nouvelles propositions a dynamisé le festival, lui a ouvert d’autres horizons, sans pour autant l’éloigner de sa ligne directrice, la découverte des cinématographies du Sud parvenant à proposer un cinéma de qualité malgré de difficiles conditions de production. Pour accompagner la découverte de ces films singuliers, cinéastes, professionnels et spécialistes ont présenté bon nombre de séances et animé des débats à leur issue.
Douze longs métrages, de fictions et documentaires, choisis par Jérôme Baron et Jean-Philippe Tessé et pour la plupart encore à la recherche d’un distributeur, ont été présentés en compétition officielle. Un constat s’impose : le cinéma asiatique est grandement majoritaire (dix films sur douze), signe à la fois de son dynamisme et des faiblesses, qualitatives et structurelles, du cinéma d’Amérique du Sud et d’Afrique. Aucun pays asiatique ne prédomine la sélection. Pour les fictions, les films présentés parvenaient du Japon (Sex Is No Laughing Matter, d’Iguchi Nami), du Vietnam (À la dérive, Chuyen Bui Thac), de Malaisie (Call If You Need Me, James Lee), d’Indonésie (Blind Pig Who Wants to Fly, Edwin – qui a obtenu la Montgolfière d’argent et le Prix du Jury Jeune), de Hong Kong (Accident, Soi Cheang, produit par Johnnie To dont le cinéaste a été scénariste et assistant, et qui sort en France le 30 décembre prochain), la Corée du Sud (Treeless Mountain, Kim So-yong – sortie le 30 décembre – et Bandhobi, Shin Dong-il – Montgolfière d’or), de la Chine et du Tibet (The Search, Pema Tseden). Les documentaires étaient iranien (Bassidji, de Mehran Tamadon) et israélien (Closure, d’Anat Even). Pour ce qui est des autres continents, l’Égypte a été représentée avec Scheherazade, Tell Me a Story de Yousry Nasrallah (assistant de Youssef Chahine), qui a obtenu le Prix du Public et sortira en France en 2010, ainsi que l’Argentine, avec Todos Mienten du jeune Matías Piñeiro.
L’Asie domine aussi la sélection officielle hors compétition, avec notamment les documentaires Pétition : La Cour des plaignants, (Zhao Liang, Chine) et Agrarian Utopia (Uruphrong Raksasad, Thaïlande), Pandora’s Box (Masanori Tominaga, Japon), Manila (Adolfo Alix Jr et Raya Martin, Philippines), … À noter cependant, Shirley Adams d’Olivier Hermanus (Afrique du Sud) et Historias Extraordinarias de Mariano Llinás (Argentine). Dans cette section, ont également été présentés un film choisi par la Cinémathèque de Tanger, Réveil, du Marocain Mohamed Zinneddaine, et deux films choisis par la commission Images de la Diversité (co-gérée par le CNC et l’ACSE), Mouton noir (Congo / France, de Thomas Mauceri) et La Traversée (Algérie / France, d’Élisabeth Leuvrey).
Cette année, après avoir projeté l’an dernier son dernier long-métrage, Tokyo Sonata, le festival a rendu hommage au Japonais Kiyoshi Kurosawa qui, à travers les genres, creuse des thèmes tels que la névrose, le mal, l’hallucination, la vision d’un Japon apocalyptique… Quinze de ses films ont été présentés, depuis ses plus connus (Cure, Kairo, Retribution, Charisma…) à ceux qui étaient inédits en France (The Revenge, Door 3, Licence to Live, Matasaburo, le vent, Vaine illusion…). Présentant les séances, le cinéaste a également donné une leçon de cinéma.
La section « Corne d’Afrique », programmée par Philippe Reilhac, a permis de découvrir de récents longs et courts-métrages méconnus d’Érythrée, d’Éthiopie et de Somalie. Autre rareté, trois ciné-concerts de films muets ouzbeks et tadjiks des années 1930 : La Fiancée de l’isham (Oleg Frelikh), Avant l’aurore (Suleiman Khojaev) et L’Émigrant (Kamil Yarmatov), traitant de libération face au pouvoir religieux, d’attirance pour un Islam sincère, d’oppression coloniale. Une belle visibilité donnée à un cinéma trop souvent occulté par la prépondérance d’auteurs soviétiques de cette période (Eisenstein, Vertov, Poudovkine…).
« Continent J » s’adresse au jeune public, et a cette année exploré le cinéma de genre à travers des films déjà sortis en salles mais dont la visibilité a été faible : le thriller, avec le film guatémaltèque Gasolina (Julio Hernández Cordón), le film d’auteur (Tilaï, du Burkinabé Idrissa Ouédraogo – Grand Prix au festival de Cannes en 1990 –, et Tulpan, du Kazakh Sergey Dvortsevoy – Prix Un certain regard à Cannes en 2008) –, le manga (Paprika, du Japonais Satoshi Kon), le road-movie (Viva Cuba, Juan Carlos Cremata Malberti), l’animation de marionnette (Komaneko, du Japonais Goda Tsuneo). Pour sensibiliser les plus jeunes à la diversité de ces formes narratives, des professionnels ont présenté des séances et animé des ateliers.
Pour la deuxième fois, le festival a présenté des courts-métrages des trois continents regroupés autour de thèmes, « Cheminements » et « Mémoires ». Il s’est aussi ouvert à de nouvelles formes, telles que l’installation vidéo. Dans une vaste salle (le Lieu Unique), trois artistes contemporains (Juan Recaman, Colombie, Bouchra Khalili, Maroc, Mitra Farahni, Iran) ont installé des écrans projetant leurs vidéos, à travers lesquels le regard des spectateurs a été invité à déambuler. Nouveauté encore, « Continent + », projection sur grand écran de bonus de DVD concernant le cinéma des trois continents (portrait d’Ousmane Sembene, entretiens avec Kijû Yoshida, Mishima, courts-métrages d’Ozu, présentations de films par des spécialistes…). La photographie s’est aussi invitée au festival, avec l’exposition « Corne d’Afrique » de Claude Dityvon, initiative croisée du festival et de Nantes Afrique pour l’Art contemporain (NAAC), poursuivant tous deux le même dessein, faire découvrir l’art africain (cinématographique d’un côté, plastique de l’autre). Les clichés du célèbre photographe français (co-fondateur de l’Agence Viva), représentant sans vision spectaculaire ou exotique paysages et hommes africains, ont été exposés en grand format (180 x 120 cm).
Avec son programme « Produire au Sud », depuis l’an 2000 le festival aide un cinéma qui peine à exister. Pour faire gagner de la crédibilité aux jeunes auteurs et producteurs des projets sélectionnés auprès des investisseurs, il supervise des rencontres professionnelles, des séminaires sur les ventes de films et leur distribution, des études de cas de coproduction… Cette année, trois films ayant bénéficié d’un tel soutien ont été présentés : le très beau Huacho, du Chilien Alejandro Fernández Almendras, sorti en salles le 9 décembre, My Secret Sky, de Madoda Ncayiyana (Afrique du Sud) et A Moment in June, du Thaïlandais O. Nathapon. Pour des raisons budgétaires, le festival a dû suspendre provisoirement l’action « Produire au Sud ».
Cette année, le jury était composé de Barmak Akram (réalisateur, plasticien et musicien afghan), Guillaume de Seille (producteur indépendant français), Paz Fabrega (réalisatrice et scénariste costaricaine), Bouchra Khalili (vidéaste et plasticienne marocaine), Catherine Ruelle (journaliste, critique et productrice radio française) et Daniel Taye Worku (réalisateur et producteur éthiopien). Il a attribué la Montgolfière d’or à Bandhobi (Corée du Sud), la Montgolfière d’argent à Blind Pig Who Wants to Fly (Indonésie), qui a également remporté le Prix du Jury Jeune. L’Égyptien Scheherazade, Tell Me a Story a obtenu le Prix du Public.
Marion Pasquier
Sélection officielle / Compétition
Bandhobi (2009), Shin Dong-il (Corée du Sud) / Grand Prix
Min-suh est une drôle d’adolescente. Peu intéressée par les préoccupations de ses amis révisant leurs examens, en conflit avec sa mère, absente et peu prévenante, et avec l’amant de cette dernière qui s’apprête à devenir son beau père, Min-suh a l’air impassible et nonchalant, comme si le monde alentour l’indifférait. Elle est froide, ne manifeste aucune émotion, semble fatiguée à l’avance de la vie dans laquelle elle pénètre à peine. Loin d’être naïve, elle est plutôt lassée. Les études ne l’intéressent pas, elle finira par les arrêter. L’argent ne coulant pas à flot dans sa famille, elle fait des petits boulots. Un jour, dans un bus, elle profite d’une occasion qu’elle n’a pas provoquée pour voler le portefeuille d’un immigré bengali, Karim. Ce dernier accepte de ne pas porter plainte en échange d’un service qu’il demande à Min-suh : elle doit l’aider à récupérer l’année de salaire que son patron refuse de lui donner.
Si la vie de Min-suh n’est pas rose, celle de Karim est franchement noire. Exploité par son patron, il ne peut envoyer au pays l’argent dont sa famille a besoin. Son permis de séjour prend fin, il reste un temps travailler au noir mais sera rattrapé par la douane et emprisonné. Entre temps, sa femme, restée au pays et probablement lasse d’attendre, l’aura quitté. C’est en finesse que Bandhobi dresse un portrait peu reluisant de la situation des immigrés en Corée. En se concentrant sur la relation entre Min-suh et Karim, en ne quittant pas la sphère de l’intime, le film évite le discours misérabiliste et la dénonciation frontale. On n’en ressent pas moins de façon efficace la réalité des personnages qu’il met en scène. Min-suh est d’abord indifférente à Karim, comme elle l’est pour le reste du monde. Elle ne le regarde pas, elle lui parle peu. Progressivement, à force de moments passés ensemble, une belle amitié naît entre eux. Chacun représente pour l’autre l’altérité, qu’ils se montrent curieux de découvrir. Min-suh fait connaître le karaoké traditionnel à Karim, Karim lui fait goûter la nourriture bengali, lui explique sa religion musulmane. La jeune fille est très sensible à l’injustice que subit son ami. La révolte qui sommeille en elle trouve là une occasion de s’exprimer : elle n’hésite pas à forcer la porte du patron malhonnête, à casser des objets dans sa maison, à crier sa colère. Dans une belle scène au bord de la mer, Karim, le plus souvent en retenue, hurle également sa rage à l’océan.
La relation entre les deux personnages n’a que peu d’enjeux sexuels. Min-suh, qui manifeste en la matière un étonnant mélange de distance et de savoir-faire (pour gagner de l’argent, elle travaille pour un temps dans une maison close), propose à Karim une relation charnelle qu’il refuse. Leur amitié ne s’en consolide que davantage. Dans la dernière scène, séparée de son unique ami, Min-suh semble avoir grandi, appris quelque chose : ayant quitté ses jeans et ses t-shirts d’adolescents, elle est vêtue d’une robe élégante et se rend, seule, manger la nourriture d’une culture, bengali, à laquelle elle était au début à mille lieux de s’intéresser. Shin Dong-il regarde avec amour ses personnages : souvent proche d’eux, il les laisse également s’éloigner, devenir de plus en plus petits dans le cadre, comme s’il voulait ainsi respecter l’intimité que ces êtres pudiques s’attachent à préserver. Nous nous réjouissons donc que le Grand Prix ait été attribué à ce délicat portrait d’individus, de leur relation et de la société dans laquelle ils évoluent.
Marion Pasquier
Blind Pig Who Wants to Fly (2008), Edwin (Indonésie) / Montgolfière d’argent et Prix du Jury Jeune
Présenté en compétition officielle, et primé deux fois à l’issue du festival (Montgolfière d’Argent et Prix du Jury Jeune), Blind Pig Who Wants to Fly est l’œuvre de l’un des cinéastes jugés prometteurs du cinéma indonésien, Edwin, dont le film Kara avait été en 2005 le premier court-métrage du pays à être invité à la Quinzaine des réalisateurs. Blind Pig Who Wants to Fly, qui est son premier long-métrage, est l’évocation tantôt onirique, tantôt absurde, des dernières années du régime de Soeharto, années qui furent marquées par des violences visant les indonésiens d’origine chinoise, jusqu’aux émeutes de Jakarta en mai 1998.
Le bref rappel de ces quelque éléments historiques cadrant le contexte du film est loin d’être superflu, tant le récit est énigmatique, elliptique et parfois même incompréhensible. « Pas facile de savoir de quoi il s’agit » est-il écrit dans le catalogue du festival. Eh bien c’est peu de le dire ! Pied de nez à un spectateur qui bien souvent se sent idiot, Blind Pig Who Wants to Fly (traduction : cochon aveugle qui veut voler) appose les trajectoires erratiques de quelques personnages saugrenus : un dentiste aveugle fan de Stevie Wonder, une jeune fille en fleur qui rêve de participer à la Nouvelle Star – version indonésienne, ou encore une mangeuse compulsive de pétards (si si, de pétards ! de préférence ingurgités façon hot-dog, avec le pétard en guise de saucisse). Le film commence par un long plan mutique (plutôt envoûtant d’ailleurs) sur des joueuses de badminton, puis tout s’enchaîne à l’avenant : des plans fixes particulièrement longs et flous sur ce que l’on devine comme étant un paysage rural, et un retour incessant vers le cochon du titre, ponctuation très artificielle d’un récit qui ne l’est pas moins.
Tout ceci serait encore excusable, voire franchement susceptible d’interpeller le spectateur, si le film n’était pas par ailleurs aussi convenu dans sa manière de jouer le jeu d’un cinéma pseudo-auteuriste qui se révèle ici désespérément pauvre : arrière-fond politique tellement mal exploité qu’il échoue à être l’un des enjeux du récit – si tel était le but, mutisme exaspérant des personnages – les quelques dialogues ne sont constitués que d’une seule unique chanson de Stevie Wonder, « I Just Want to Say I Love You », répétée en boucle et jusqu’à la nausée par chacun des protagonistes, fausse exigence de mise en scène (les plans fixes c’est chic), et une excentricité auto-satisfaite dont on peine à retirer quoi que ce soit (un dentiste aveugle friand de partouze sodomique, sur fond sonore… de Stevie Wonder).
Et finalement, s’il est une chose que l’on peut reprocher à Blind Pig Who Wants to Fly, c’est d’être trop respectueux d’une certaine exigence d’intentions, rendant celles-ci à la fois creuses et tristement littérales, ce que le choix du titre illustre de la manière la plus évidente : le cochon qui veut s’envoler (sens porté à l’image explicitement, un panoramique vertical réunissant l’animal et le ciel) est tout autant ce cochon diégétique que la métaphore grossière de personnages en quête d’autre chose. Usant exagérément d’un ensemble de conventions formelles (le flou esthétisant, la fixité « absurde », le hors champ comme figure de la solitude) et déroulant un arsenal thématique ronflant (le monde des images et « YouTube », l’altérité sexuelle, le mutisme familial), le réalisateur ne livre donc pas tant ici un mauvais film qu’un objet inanimé, terriblement impersonnel. Et paradoxalement, il se trouve tout de même, au milieu de ce magma, quelques plans qui font sortir le film de son autarcie complaisante : ce sont les images documentaires saisies au vol, les plans de télévision montrant des victimes d’émeutes, le développement du rapport à l’histoire d’un pays. Autant d’ouvertures, de ruptures très appréciables au cœur d’une œuvre sur-signifiante.
Ariane Prunet
Scheherazade, Tell Me a Story (2009), Nousry Nasrallah (Égypte) / Prix du Public
Ancien assistant et co-scénariste de Youssef Chahine, l’Égyptien Yousry Nasrallah présentait en compétition son septième long métrage (le précédent, Aquarium, était aussi présenté l’an dernier en compétition). Au Caire, aujourd’hui, Hebba, femme libérée, riche et élégante, est une présentatrice célèbre d’un talk-show politique télévisé. Elle est mariée à Karim, le couple s’aime. Karim voudrait être promu rédacteur en chef de la presse affiliée au gouvernement. Mais la sympathie pour l’opposition que Hebba affiche dans son émission déplait aux autorités et compromet le projet de Karim. Il demande donc à sa femme de faire preuve de modération sur le terrain politique. Hebba accepte et modifie le principe de son émission : désormais, elle ne soulèvera pas de grands sujets mais s’intéressera à l’histoire personnelle de femmes qui viendront témoigner.
Trois de ces histoires nous sont racontées, le récit des femmes sur le plateau alternant avec des flash-backs illustrant leurs propos. Le spectateur constate alors, et Hebba le découvre avec lui, que la politique qu’on tentait de tenir éloignée revient à la surface, que l’intimité de la gent féminine est inséparable du contexte socio-politique dans lequel elle évolue. Les hommes sont tous des mufles : l’un n’a aucun scrupule à séduire trois sœurs désirant l’épouser, un autre tient un discours des plus réactionnaires sur le rôle d’une épouse, un autre quitte celle qu’il avait épousée par intérêt et la laisse gérer seule son avortement, Karim se soumet au régime par opportunisme. Face à eux, les femmes ont le beau rôle : elles sont romantiques, courageuses, se battent pour leur liberté et le bonheur individuel. Hebba, notamment, symbolise la totale réussite féminine : elle est belle, riche, célèbre, elle a un métier passionnant, elle est intelligente, fine et attentive. L’intention de Yousry Nasrallah est des plus louables : plutôt que de faire un plaidoyer dénonçant l’obscurantisme des mentalités et la corruption, il évoque ces derniers de biais, dans les non-dits que les récits rendent évidents. À travers ces portraits de femmes, il dresse ainsi un portrait de la société égyptienne d’aujourd’hui. La fiction, qui emprunte le ton des comédies américaines des années 1950 et l’esthétique foisonnante du feuilleton télévisé oriental, renvoie efficacement à la réalité dans laquelle elle s’enracine.
Le film peine cependant à rester fin. On regrette notamment le manichéisme avec lequel hommes et femmes sont opposés. Hebba est trop parfaite, trop aimable, pour rester crédible à nos yeux. Le film est long, les dialogues abondants, on tend à se lasser des histoires des femmes car on sent trop où le cinéaste veut nous mener. Toutes ont le même dessein, montrer, à travers l’abject comportement des hommes dans l’intimité, que le quotidien est imprégné d’une dimension politique. Hebba écoute attentivement celles qu’elle invite sur son plateau, et les récits se mettent à résonner avec sa propre histoire. Plus le film avance, plus Karim se révèle odieux : il en veut à sa femme de l’évidente tournure politique que prend son émission, il ne pense plus qu’à la nomination qu’il brigue, fait preuve d’un égoïsme révoltant. À la fin, Hebba est victime d’une violence comparable à celles dont ont souffert celles qui témoignent. L’intrication des sphères publiques et privées sert ainsi le sens du film, que nous avions déjà amplement cerné, de façon trop évidente pour être convaincante.
Marion Pasquier
Todos Mienten (2008), Matías Piñeiro (Argentine)
Dès les premières images de Todos Mienten, la virtuosité de son auteur est évidente. Tourné en mini-DV, apparemment à l’économie, le film présente l’alliage réussi d’une spontanéité décomplexée, presque foutraque, et d’une maîtrise de mise en scène particulièrement impressionnante. Présenté par le programmateur Jean-Philippe Tessé comme le plus jeune réalisateur de la Compétition 2009, Matías Piñeiro n’en est d’ailleurs pas tout à fait à son coup d’essai : son premier long-métrage, El Hombre Robado, avait déjà remporté en 2007 le prix du meilleur réalisateur au festival du film de Las Palmas, ainsi que celui du meilleur film au Jeonju International Film Festival.
Todos Mienten raconte l’histoire d’un groupe de jeunes adultes qui, retirés dans une maison au milieu de nulle part, fabriquent on ne sait trop quoi, vaquant chacun à de curieuses occupations, lisant des histoires, fouillant dans le passé de personnalités disparues, donnant des coups de fil anonymes ou encore peignant des copies de tableaux particulièrement abstraits. Commençons donc par le principal bémol (important ou pas, ça dépend des goûts) de ce film qui n’en est pas moins, par certains aspects, franchement bluffant : on n’y comprend pas grand chose… Dans la salle du Katorza, à peine la lumière s’est-elle rallumée et le réalisateur est-il revenu pour le débat qu’un spectateur s’écrie, d’un ton ulcéré : « alors moi, je n’ai absolument rien compris ! » La remarque est agressive, Matías Piñeiro ne se laisse pas démonter pour autant et défend ses intentions jusqu’au bout, devant un public apparemment mitigé.
Repoussant loin de ses préoccupations les contraintes qu’imposerait une trame narrative traditionnelle, le film ose donc un récit aux contours inhabituels, « presque paranoïaque » – selon les propres mots de Piñeiro, se conformant aux codes de ce qui serait de l’ordre d’une dramaturgie rythmique (au sens musical du terme) voulue novatrice par le réalisateur. De fait, Todos Mienten est, au sens strict de la mise en scène, remarquablement rythmé. Suivant ses personnages avec une vivacité ample et précise, filmant leurs corps en mouvement avec un sens aigu de l’espace et de ce qui génère une sensation de vie dans cet espace, Matías Piñeiro brouille les pistes et laisse le spectateur faire son chemin au cœur d’une narration déconcertante.
Curieusement, on trouve tout de même, dans ce chaos savamment construit, quelques points de repère : il s’agit des nombreuses références au passé qui jalonnent le récit, de l’Histoire argentine que les personnages interrogent, à la littérature, en passant par la musique qui donne ici une clé ultime au moyen d’une chanson qui, à la toute fin du film, vient résumer les choses. Par ailleurs, il est difficile de se laisser porter par les images sans ressentir le poids d’une référence, peut-être inconsciente, au propos expérimental de la Nouvelle Vague : de l’affirmation d’une certaine économie de production érigée en principe esthétique, à la direction d’un groupe d’acteurs bavards, philosophes et délicieusement alanguis, Todos Mienten convoque assez littéralement l’histoire du cinéma et en ce sens échoue, sans doute, à remplir l’objectif résolument affiché par son auteur : faire du neuf. Reste une œuvre prometteuse, et un jeune réalisateur qu’il sera plaisant de suivre avec attention.
Ariane Prunet
Treeless Mountain (2008), Kim So-yong (Corée)
Treeless Mountain est le second long-métrage de la Coréenne Kim So-yong, après In-Between Days (2007). Jin et Bin sont sœurs, elles ont 6 et 8 ans. Dans une grande ville, elles vivent avec leur mère, dont le visage rend évident le désespoir qui l’habite depuis que le mari et père est parti sans laisser d’adresse. Elle décide un jour de partir à sa recherche : sans les prévenir ni vraiment leur expliquer la situation, elle emmène ses filles dans un village, chez leur tante qui s’occupera d’elles pendant un moment. La recherche du père est sans doute moins pour la mère un but en soi que l’occasion de se délester du devoir désormais trop lourd à porter d’avoir à charge ses fillettes. Elle n’en a plus la force. Mais la tante n’en a pas davantage : malade et alcoolique, manquant d’argent, au lieu de les envoyer à l’école elle demande aux petites d’accomplir diverses tâches domestiques ou les laisse errer toutes seules, ne s’occupant parfois même pas de les nourrir. Jin et Bin souffrent autant de cette (relative) maltraitance que de l’absence de leur mère. Mais elles gardent espoir : avant de partir, la mère leur a laissé une tirelire en leur disant que quand elle sera pleine elle reviendra. Avec pragmatisme, les enfants s’attèlent à remplir le cochon. Leur espérance naïve les confronte à l’une des premières grandes désillusions : la tirelire est pleine, mais la mère ne revient pas.
Les films sur l’enfance courent toujours le risque de la mièvrerie. Ici, en raison de la gravité de l’histoire, ce dernier est doublé d’un risque de pathos. Kim So-yong parvient à éviter l’un comme l’autre. Adoptant le point de vue des enfants, elle filme à leur hauteur. La caméra, le plus souvent très proche de leurs visages, ne les lâche pas. Comme si elle voulait leur offrir la protection que les personnage adultes sont incapables de leur donner. Le film ressemble moins à un récit des relations adultes-enfants qu’à un documentaire sur ces derniers. La sobriété de la mise en scène (sons, dialogues, décors et lumière naturels) va de pair avec celle du jeu des petites, dont la justesse suscite une émotion jamais excessive. Les dialogues n’abondent pas, point n’est besoin d’expliciter des ressentis que les visages, les gestes et les actions rendent suffisamment éloquents. On pourrait se scandaliser du sort que les adultes font subir aux petites, mais la cinéaste a le bon goût de ne pas condamner ces derniers, de ne pas tomber dans un manichéisme facile. Si la tante est si dure, elle a parfois aussi des mouvements bienveillants (un geste, une parole, une caresse). On la sent de toute façon bien trop malheureuse pour porter sur elle un regard accusateur. On ne juge pas non plus la mère démissionnaire, dont la douleur émane davantage que la lâcheté. La proximité avec laquelle la cinéaste filme ses personnages fait régulièrement place à de larges plans de paysages et de ciels colorés. Les mouvements de caméra cessent le temps d’une respiration, la contemplation de plans privés de présence humaine se substitue à l’empathie prédominante.
Dans ce contexte abandonnique et hostile, les petites, semblables en cela aux enfants kiarostamiens, se raccrochent à ce qu’elles peuvent : à l’une et à l’autre d’abord (au début, l’aînée est encombrée par la cadette, après le départ de la mère, elle ne la quitte plus), à une voisine avenante (qui, mère d’un enfant handicapé, leur offre la tendresse, l’attention et le confort que leur tante ne peut leur donner), puis à leurs grands parents. Après avoir été transportées de la ville au village, Jin et Bin sont emmenées par leur tante en pleine campagne, dans la ferme de leurs grands-parents. A leurs côtés, elles accèdent enfin à la chaleur qu’elles recherchaient. Suivant le rythme de la nature, elles apprennent à accomplir certaines taches agricoles, en toute sérénité. Ce n’est qu’alors que la caméra peut les laisser partir. Dans le dernier plan, on le distingue plus leurs silhouettes perdues dans les herbes. Seul résonne leur chant joyeux. Elles sont arrivées à bon port, nous pouvons les laisser.
Marion Pasquier
Sélection officielle – Hors compétition
Pandora’s Box (2009), Masanori Tominaga (Japon)
Inspiré d’un roman d’Osamu Dazai publié en 1946 (Pandora no Hako), le film de Masanori Tominaga se déroule juste après la défaite japonaise lors de la Seconde Guerre Mondiale. Le jeune Risuke souffre de tuberculose sans le dire à personne. Le jour de la défaite de son pays, il décide d’avouer sa maladie et d’aller se soigner dans un sanatorium. Dans ce dernier, situé en pleine campagne, patients et infirmières portent des surnoms. Risuke s’en choisit un, Hibari, et entreprend de se constituer une identité nouvelle.
En off, il raconte son expérience, réfléchit sur lui-même, commente l’attitude de ceux qu’il croise et son rapport à eux. Parce qu’il commence une nouvelle vie, Hibari bénéficie du sens aigu de l’observation que possèdent les regards vierges. S’il est parfois naïf, il fait aussi preuve de perspicacité lorsqu’il analyse ses ressentis. L’omniprésence de la voix off est assez laborieuse. Elle semble nous forcer à entrer dans l’intériorité du protagoniste, les mots et l’analyse assèchent les émotions, parasitent notre attention au temps présent et aux corps qui l’habitent. Nous aimerions disposer d’un espace de liberté pour investir ce qui se passe sous nos yeux, or tout nous est dit et expliqué à la première personne.
Que vit donc Hibari dans le sanatorium ? Il rencontre des gens, les observe, se lie à eux. Il se fait un ami qui, une fois guéri, s’en va. Hibari ne cessera de lui écrire des lettres et de nous les lire en off. Son intérêt est retenu par deux femmes, à travers lesquelles on retrouve en partie un binôme bien connu. L’infirmière en chef, la belle Dakesan, est une femme distante, relativement peu accessible et qui fascine par son mystère. Mabo, infirmière simple et pas tellement jolie, batifole avec Hibari et les autres hommes en toute spontanéité. Hibari est autant attiré par la réserve de l’une que par la fraîcheur de l’autre. L’opposition entre les deux femmes n’est pour autant pas si tranchée que cela : si Hibari est intrigué par Dakesan, il la trouve également peu intéressante, banale ; et si la franchise de Mabo l’exaspère, il éprouve une réelle tendresse pour elle. Ce trio s’observe, se cherche, se rapproche, s’éloigne, papillonne, s’adonne à une véritable danse.
Le sanatorium, qu’on ne quitte pas, est doté d’une réelle présence. Pleinement introduits dans ce bâtiment, nous sentons aussi vibrer la nature qui l’entoure. Les rôles des femmes et des hommes sont clairement répartis : les premières soignent, les seconds tentent de guérir. Le corps et l’attention qu’on lui porte sont au centre des activités : on se fait masser, on mange sainement, on fait des exercices, on dort. La formule maintes fois répétée « Tu fais bien tout ce que tu peux ? — Oui, je fais tout ce que je peux » résonne comme un refrain. Tous tentent de construire un quotidien paisible et gai, on joue, on fait de la musique, on chante, les femmes se maquillent. La mort de certains patients rappelle toutefois aux autres la cruelle réalité qui les menace.
Si certains effets sont franchement lourds (montage syncopé, ralentis…), on peut se laisser aller à la légèreté de ce film aérien qui, bercé par la musique jazz de Naruyoshi Kikuchi, nous invite à flotter avec lui.
Marion Pasquier
Hommage à Kiyoshi Kurosawa
Matasaburo, le vent (2003), Kiyoshi Kurosawa (Japon)
Petit joyau découvert dans le cadre de la rétrospective Kiyoshi Kurosawa, Matasoburo, le vent fait figure d’ovni dans la filmographie pourtant éclectique du cinéaste, et pour cause : film de commande pour la télévision japonaise, ce moyen-métrage gracieux s’inscrit dans le cadre de mises en scène de lectures de romans japonais, réalisées, entre autres, par Shinji Aoyama, Shinya Tsukamoto ou encore Naomi Kawase. Dans des paysages désertés, une jeune femme lit à haute voix une nouvelle de Kenji Miazawa, intitulé Matasoburo, le vent. Les premiers plans du film laissent entrevoir cette lectrice encore silencieuse, assise dans un téléphérique à flanc de montagne. Arrivée au sommet ; la jeune femme commence à lire d’une voix claire, le cadre laissant entrevoir derrière elle les lignes vertigineuses qui partent des hauteurs, et tout le décor du film est planté : l’immensité, le vertige, et un espace vacant dans lequel les mots vont pouvoir venir se loger, entre les frontières sans cesse repoussées de l’imaginaire.
Au creux d’une forêt détrempée par la pluie, d’une pièce à l’autre d’une maison abandonnée, ou encore sur les lieux d’une ancienne fête foraine, la lectrice égrène les mots de l’histoire avec une précision limpide : au moment de la rentrée des classes, dans l’école primaire d’un petit village de montagne arrive un nouvel élève, Saburo. C’est la saison des typhons, et ses nouveaux camarades, le trouvant étrange, en viennent rapidement à le surnommer « Matasoburo, le vent » Suivant les diverses expériences qui mènent ensuite les enfants au cœur de paysages insolites, agités par les intempéries, le film égrène un récit au plus proche des éléments naturels, de leur immédiateté tout comme de leur mystère.
Prenant le temps d’une exploration, la mise en scène presque lascive laisse éclore l’inattendu, un espace dans l’espace où la fiction peut prendre forme. D’un long plan fixe sur les hauteurs quelque peu austères des montagnes japonaises, à un lent panoramique balayant les couloirs d’une maison étrangement vide, Matasoburo, le vent donne à voir une surface inscriptible, page blanche sur laquelle l’histoire va pouvoir s’écrire. Par le jeu du montage, Kiyoshi Kurosawa figure ici avec une grande liberté la volatilité de l’imaginaire, et celle d’un texte qui, s’insinuant à chaque recoin du cadre et d’un monde réel devenu poreux, finit par occuper toute la place. Filmant sans relâche le corps de la lectrice, scrutant son dos insondable et son visage concentré ou impassible, tournant enfin autour de ses diverses postures, le cinéaste parvient à un petit miracle : faire naître de presque rien, d’un vide originel et d’une poignée de mots, un monde aux ramifications aussi ludiques et incontrôlables qu’un jeu d’enfants, un peu effrayant aussi par les spectres qu’il convoque… à l’image de cette grande roue de fête foraine, non moins vacante que les autres lieux du film, qui auréole la lectrice, terminant son récit, dans une contre-plongée sur le ciel et sur l’immensité.
Ariane Prunet
Serpent’s Path (1998), Kiyoshi Kurosawa (Japon)
Pur produit du V-Cinéma, soit de films prévus pour une sortie immédiate en DVD, Serpent’s Path est la première partie d’un diptyque qui se terminera avec Eyes of the Spider, également projeté lors du festival. Tournés en un mois, les deux films rassemblent une même histoire : un homme, dont la petite fille s’est faite violer puis assassiner sauvagement, décide de se venger. Dans Serpent’s Path, cet homme a recours aux services d’un professeur de mathématiques apparemment sans histoire, qu’il charge d’orchestrer l’enlèvement d’un yakuza soupçonné d’être le meurtrier, yakuza que tous deux torturent alors sans relâche jusqu’à ce que d’autre suspects apparaissent.
Venu présenter le film à Nantes, Kiyoshi Kurosawa se remémore des conditions de production particulièrement précaires, puis évoque la quasi barbarie du récit. Ironie du sort, Le Cinématographe, où Serpent’s Path va être projeté, est une ancienne chapelle… détail qui donne l’occasion au cinéaste de faire un petit mea culpa – espiègle – à propos d’un contenu jugé ici inconvenant. S’il ne s’agit là que d’une boutade, il n’en reste pas moins que l’ultra-violence du film déconcerte, tant elle semble être l’expression du désir de Kurosawa de se mettre au niveau d’un genre spécifique – le V-Cinéma de yakuza, là où le réalisateur nippon semblait plus habitué à se jouer des codes plutôt qu’à les reproduire consciencieusement. Ce dernier rappellera d’ailleurs malicieusement qu’il n’est pas le scénariste du film, et ne saurait donc être tenu responsable de ses aspects les plus choquants.
Toutefois, il est intéressant de constater qu’au-delà des contraintes du film de genre, auxquelles le cinéaste semble d’abord se plier méticuleusement, émanent un ensemble de thématiques propres à l’auteur. Au-delà des scènes de torture, de la répétition obsédante et obsédée du rapport du médecin légiste sur le meurtre de la fillette, enfin du détail des violences physiques et morales perpétrées sur les coupables présumés, Kurosawa s’interroge sur la force trouble des représentations, sources de manipulations en tous genres, aux limites ténues de la raison qui ici, comme ailleurs dans sa filmographie, ne semble jamais bien loin d’abdiquer. Notons également que Serpent’s Path reste profondément cohérent vis-à-vis de l’œuvre du cinéaste en ce qu’il procède d’une certaine éthique de la mise en scène : le réalisateur n’oublie jamais la question de la bonne distance aux images. De sorte que le parcours du personnage principal, confronté à un sentiment d’absurde qui éclot ici sur les voies irraisonnées de la vengeance, est bien celui d’une quête d’identité caractéristique de l’auteur.
Troublant dès les premières images, Serpent’s Path le devient de plus en plus à mesure que le ton semble se muer, sous l’œil d’un spectateur médusé ou horrifié, en un second degré humoristique que suggère peu à peu l’acharnement des personnages, déroute de la raison et des raisons qui finit par déconcerter – pour ne pas dire déranger. Le film suscite une question paradoxale : où s’arrête la distanciation, et où commence la complaisance ? Puis derrière cette première interrogation, le chemin retors du récit en amène une deuxième : à travers les vidéos montrées et remontrées de la fillette, puis des snuff movies produits au sein même de l’histoire, Kurosawa met en abyme le rituel de la projection et avec lui la manipulation du spectateur, victime consentante de sa propre terreur ; il inscrit du même coup Serpent’s Path dans une réflexion théorique qui dépasse son contenu intrinsèque, transcendant ses caractéristique premières.
Ariane Prunet
Kairo (2001), Kiyoshi Kurosawa (Japon)
Sorti deux ans avant Jellyfish qui, en 2003, avait été présenté en Compétition Officielle du festival de Cannes, Kairo fait partie des films qui ont assis la notoriété de Kiyoshi Kurosawa en Occident, faisant de lui une vedette internationale. (Re)voir le film presque dix ans après, c’est revivre un moment de l’histoire quasiment révolu, celui de la période charnière qui, à l’orée du XXIe siècle, a marqué l’intrusion du cybernétique dans les foyers. « Ce film a été fait à une époque où le monde était, peut-être, particulièrement désordonné. En un sens, il me semble maintenant qu’il est, lui aussi, un peu chaotique et confus » Venu présenter Kairo au festival de Nantes, Kiyoshi Kurosawa, qui semble mettre un point d’honneur à s’excuser de ses œuvres à chacune de ses interventions, revient sur le contexte de production du film, ainsi que sur la genèse de l’histoire. « On était à un moment où le film de fantômes était, me semblait-il, un genre qui n’allait pas tarder à disparaître. J’ai alors eu envie de faire mon film de fantômes, et d’y mettre tout ce que je pouvais rêver d’y mettre. »
Titanesque, hallucinogène et terrifiant, Kairo fait l’effet d’un film gigogne, un peu confus parfois dans sa trame narrative tant le réalisateur semble se plaire à décliner à l’infini son propos, au détriment parfois de la cohérence. L’intrigue entrelace les histoires d’un virus informatique apparemment propagé par les morts, la contamination des vivants par les trépassés d’une condition spectrale qui aboutit à une désertification progressive du monde, ou encore l’existence d’une zone de non-vie, interdite aux vivants, dont l’ouverture fortuite finit par créer un désordre considérable… Le cinéaste brouille les pistes, et construit un récit dont la confusion finit par constituer toute la force, s’apparentant aux structures protéiformes du rêve – ou du cauchemar – à la portée hautement métaphorique.
Passant le cap de l’an 2000, le monde franchissait une brèche. Avec la dématérialisation des rapports humains engendrée par l’éclatement de la bulle Internet naissait un nouveau mode de communication, fondé sur une dichotomie troublante entre la présence et l’absence, entre la réalité et l’irréalité, en un mouvement conjoint de négation et d’affirmation d’une solitude constitutive de la condition humaine. Évoquant cette brèche-là au travers de la métaphore spectrale, Kurosawa insuffle aux images glaçantes d’une ville – Tokyo, progressivement vidée de ses habitants, les grandes problématiques qui par ailleurs animent son cinéma ; le monde y apparaît porteur d’une étrangeté intrinsèque, logée dans ses textures solides. Au creux des murs, dans les recoins d’une ville qui n’en finit pas de laisser deviner ses parts obscures, le cinéaste fait affleurer l’inquiétude du surnaturel, qui semble ici révélatrice d’un désordre essentiel. De ce point de vue, Kairo se présente comme un aboutissement dans la filmographie du cinéaste, aboutissement des formes – ici dans l’affirmation d’un lyrisme expressionniste dont le plan-séquence serait le vecteur résolument original –, et aboutissement du fond, avec l’usage décomplexé d’un jeu de correspondances qui ailleurs paraîtrait galvaudé, et ici trouve un parfait équilibre dans la déroute du discours et l’affirmation de l’irrationnel. De ce point de vue, on regrettera toutefois que Kurosawa, dans la dernière partie du film, n’ait pu résister à la tentation de tomber dans un écueil de surenchère et d’explicatif qui, s’il n’annule la pas la force onirique du film, la tempère légèrement.
Ariane Prunet
Continent J
Tilaï – Question d’honneur (1990), Idrissa Ouédraogo (Burkina Faso)
Tilaï (Grand Prix au festival de Cannes en 1990) raconte une histoire d’amour, d’honneur, de conflit entre la nécessaire obéissance aux lois de la communauté et l’aspiration à la liberté, au bonheur individuel. Après des années d’absence, Saga revient dans son petit village natal burkinabé. Il souffre de découvrir que sa fiancée Nogma a épousé son père. Bravant les interdits, Saga et Nogma se retrouvent en cachette, ils s’aiment trop pour accepter d’être séparés. Pour lui éviter d’être banni pour avoir transgressé la loi, le frère de Saga l’aide à se faire passer pour mort auprès des villageois. Saga s’enfuit, Nogma, qui connaît la vérité, ne tarde pas à le rejoindre, désertant sans scrupule ses obligations maritales. Lorsque la mère de Saga tombe gravement malade, il revient au village. Le frère ne peut alors échapper au bannissement, la ruse qu’il a autrefois faite pour aider Saga étant découverte. Avant de partir, il tue froidement ce dernier.
Tilaï, présenté dans la section « Continent J » adressée au jeune public, est un conte offrant plusieurs niveaux de lecture. On peut être sensible à l’histoire d’amour contrariée, à l’injustice qui frappe les hommes en quête de liberté, à la cruauté qu’engendre le respect dévolu aux lois… Si l’on ne peut manquer d’être attentif au contexte africain dans lequel est ancré le film, ce dernier possède une dimension qui va bien au delà. Tilai ne s’attache pas à décrire les mœurs et les coutumes burkinabés, il est bien davantage une tragédie intemporelle et universelle. Idrissa Ouédraogo reprend à son compte ce que racontaient Corneille, Eschyle, Sophocle, Euripide… : la lutte de deux hommes pour une même femme, la tension entre les lois de la cité et les lois de l’individu, le parricide, le fratricide, le déchirement entre l’honneur soumis et le bonheur libre. Le Burkina Faso est une terre propice à une histoire traitant de la communauté : le pays est si pauvre qu’on ne peut rien tout seul (Nogma, fuyant retrouver Saga, est bien obligée d’accepter de l’aide, pour boire, se déplacer).
L’histoire de Tilai est des plus tristes : trahison, bannissement, fuite, séparation, mort, meurtre… auraient pu donner au film une tonalité dramatique. Le cinéaste ne choisit pas cette direction : nous sommes surpris et charmés par la distance que prennent les personnages par rapport aux drames qui leur arrivent. Le départ de Nogma, qui ne reverra plus sa famille, le suicide du père déshonoré, la mort de la mère aimante et aimée, et jusqu’au meurtre inutile de Saga (son frère étant de toutes façons banni, il aurait pu partir en laissant la vie sauve à Saga – mais il préfère partir la tête haute, en « réparant » son crime aux yeux de la communauté)… sont traités avec une sécheresse donnant l’impression que les personnages ne souffrent pas de ce qu’ils traversent. Cela ne rend la tragédie que plus brutale et définitive. Les traits d’humour ne sont cependant pas absents, nous sourions souvent avec les personnages. Les notes de la contrebasse qui rythment le film lui confèrent également de la légèreté.
Certains comédiens sont des professionnels, d’autres ne le sont pas. Nous ne sentons en rien cette différence, les professionnels jouent avec autant de naturel que les non professionnels jouent avec justesse. Si le cinéma africain connaît des difficultés structurelles, c’est au Burkina Faso qu’il est le plus dynamique. Le pays compte 17 salles de cinéma, et un festival a lieu à Ouagadougou tous les deux ans. Les Burkinabés, fiers de leur cinéma, aiment se voir à l’écran. Cela explique sans doute en partie pourquoi ils nous semblent si disponibles, si investis dans la jolie et profonde histoire qu’Idrissa Ouédraogo raconte.
Marion Pasquier
« Produire au Sud »
Huacho, Alejandro Fernández Almendras (Chili)
Ce film chilien, d’Alejandro Fernández Almendras a bénéficié de l’atelier de formation à la coproduction internationale que le festival propose à de jeunes producteurs et réalisateurs des trois continents, « Produire au Sud ». Ce programme accompagne les projets sélectionnés au stade du développement, consolide la coopération cinématographique entre professionnels d’Europe et ceux des pays du Sud, et aide ainsi ces derniers à obtenir une certaine crédibilité auprès des investisseurs. Huacho, qui signifie « personne ou objet abandonné (e)», décrit la vie d’une famille, de façon très documentaire. Ils sont quatre, la grand mère, le grand père, la fille, son fils, et vivent dans une campagne chilienne. Le cinéaste ne voulait pas de comédiens professionnels, qui auraient surjoué les paysans. Ceux que l’on voit sont naturels, ils ne pensent pas à ce qu’ils font car leur réalité est celle que le film raconte.
Composé de quatre tableaux, ce dernier suit les journées respectives de chacun des personnages. Après avoir pris son petit déjeuner en famille, et avant de la retrouver pour le repas du soir, chacun part vaquer à ses occupations. La grand-mère confectionne des fromages et les vend sur le bord de la route, la mère est cuisinière dans un hôtel, le fils va à l’école, le grand-père travaille les champs. Cette famille n’est pas dans la misère, mais elle est confrontée à la précarité qui touche les paysans chiliens. Cette dernière est traitée avec une pudeur égale à celle dont font preuve les personnages. Pas question ici de dénoncer les injustes riches tyrannisant les plus pauvres. Qu’il s’agisse des gens qui n’achètent pas les fromages parce qu’ils sont plus chers qu’ailleurs (le prix du lait acheté par la grand mère ayant augmenté), de la patronne refusant l’avance demandée par la mère, de sa collègue ne pouvant la dépanner, les « autres » ne sont pas hostiles. Jamais nous ne frôlons le manichéisme et le misérabilisme facile. Alejandro Fernández Almendras filme une situation qui existe avec la simplicité de l’objectivité. La trame est réduite au minimum, comme si tout événement notable potentiel risquait d’affadir la réalité capturée. On prend le temps de nous montrer la vielle dame aller chercher son lait, revenir, fabriquer ses fromages, attendre sur le bord de la route, tenter de vendre. Devant payer une facture d’électricité, la mère revêt étonnamment une jolie robe à son travail : l’a-t-elle volée et compte t-elle la revendre ? S’apprête t-elle à se prostituer pour que le courant revienne dans son foyer ? Il n’en est rien : cette robe (dont elle avait laissé l’étiquette par précaution) est bien la sienne, elle va tout simplement la rendre au supermarché pour se faire rembourser. En la portant, elle a voulu en profiter un peu, pour faire comme si c’était possible. L’histoire de l’enfant est peut-être la moins réussie car elle est assez attendue : méprisé par ses camarades riches qui ne veulent pas lui prêter leur Playstation, le petit compense sa frustration en se rendant dans une salle de jeux vidéo. Le minimalisme dramatique atteint son sommet dans la très belle dernière section, où l’on voit le grand-père faucher un champ, constater que son corps n’est plus aussi vaillant qu’avant, puis boire au bar avec ses amis. À la fin de ces journées ordinaires, tous se retrouvent pour partager un repas simple et écouter le grand-père qui n’en finit pas de raconter des anecdotes interminables, qui ennuie sa famille autant qu’il attendrit et fait sourire le spectateur.
Alejandro Fernández Almendras rend palpable le respect qu’il éprouve envers ses personnages : en les suivant attentivement, en laissant leurs visages baigner dans la lumière, en ne parasitant pas la simplicité de leur quotidien, il magnifie les figures et restitue aux êtres toute leur grandeur. Huacho, également présenté en compétition à la Semaine de la Critique du dernier festival de Cannes, est sorti en salles le 9 décembre.
Marion Pasquier
Asie centrale : le muet prend la parole
Avant l’aurore (1934), Suleiman Khojaev (URSS)
Du cinéma soviétique des années 1920-1930, nous connaissons surtout de grands auteurs russes ou ukrainiens, Poudovkine, Eisenstein, Vertov, des films phares ou censurés. La popularité de ces quelques noms occulte la production de régions éloignées des centres de décision, tels que l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Le festival nous a proposé de découvrir trois films de ces pays. Muets, ils étaient accompagnés de ciné-concerts de musique traditionnelle. C’est au cours des années 1920-1930 que les premiers cinéastes sont apparus en Asie Centrale. Certains sont morts dans les purges staliniennes. Ceux qui ont survécu ont été, après la Seconde Guerre Mondiale, les fondateurs des cinématographies nationales. Dans les années 1920, les films étaient encore des produits des empires européens : ils véhiculaient une image exotique, orientale, de pays dominés par l’Occident. Dans les années 1930 en revanche, les cinéastes s’approprient le langage cinématographique. Ils louent parfois le régime communiste, parfois ils le décrient en employant un double langage. Les trois films présentés sont dotés d’un fort sens politique : ils traitent de libération du pouvoir religieux (La Fiancée de l’isham), d’attrait pour l’Islam sincère (L’Émigrant), et d’oppression coloniale (Avant l’aurore). Avant l’aurore est une reconstitution des révoltes anti-colonialismes de 1916 en Asie Centrale, qui ont donné naissance aux premières libérations nationales et ont été occultées par la Révolution de 1917 en raison de leur violence. Deux paysans, Qadyr et son père Batyr, se font voler par les propriétaires de l’usine à qui ils vendent leur coton. Batyr se révolte, le patron de l’usine (chef d’une organisation politique), corrompant la police, le fait emprisonner, ainsi que l’ouvrier qui prenait sa défense. Qadyr aura beau multiplier les efforts (vendre tous ses biens, harceler l’administration), il ne fera pas libérer son père. C’est alors qu’est publié un décret impérial de conscription des populations musulmanes. Le peuple se révolte, il est violemment réprimé. Le décret est modifié, il donne la possibilité aux notables d’acheter des hommes du peuple pour qu’ils aillent au front à leur place. Qadyr est l’une des proies faciles. Lorsqu’il le comprend, il se rebelle et se retrouve à la tête d’une foule qu’il conduit dans les montagnes. Censuré et jamais sorti, Avant l’aurore a coûté la vie à son réalisateur, Suleiman Khojaev. Envoyé dans un camp pour avoir fait un film nationaliste, il est mort lors des purges staliniennes.
Marion Pasquier