Sauf erreur ou supercherie, ce programme n’a pas été façonné par un quelconque lobby religieux afin de réévangéliser les salles de cinéma. Si Vita di Giacomo et Monsieur l’abbé questionnent la foi, ce sont bien les bruits du monde qui se font entendre en contrepoint.
S’accommoder du monde dans lequel on vit ; c’est ce qui structure – au-delà même de la question religieuse – ces deux courts très dissemblables réunis à l’occasion de cette distribution en salle. Dans Vita di Giacomo des frères Governatori, un aspirant prêtre vit ses dernières heures au séminaire avant d’aller s’occuper de ses ouailles en dehors de celui-ci. Mais, déjà, il entre en relation avec ce que l’on considère souvent comme la seconde religion italienne : le calcio ; l’Italie s’apprête alors à affronter la France lors de la finale de la coupe du monde de 2006. Monsieur l’abbé s’appelle Viollet, il créa en 1918 l’Association du mariage chrétien qui se destinait à guider les croyants dans leur intimité, notamment à gérer l’épineuse question sexuelle. Ce mouvement s’inscrivit dans les tentatives de l’Église pour s’adapter à la marche du monde moderne, après lequel elle court alors depuis la sécularisation des sociétés occidentales au XIXe siècle. Fils d’un catholique dreyfusard, Jean Viollet faisait figure de progressiste au sein de son institution ; il fut aussi actif dans la résistance, ce qui lui valut le titre de « Juste parmi les nations ».
Monsieur l’abbé
L’abbé Viollet reçut plus de deux cent cinquante lettres faisant état de cas de conscience, témoignages des doutes entre ce qui est de l’ordre du pêché ou non. C’est de ce matériau – qui est aussi une source pour l’histoire des mœurs et des mentalités – que part Blandine Lenoir, avec un dispositif de lecture face à la caméra par un chapelet de comédiens. La première lettre dévoile un homme de nos jours, le reste donne lieu à une reconstitution de l’entre-deux-guerres par les costumes et le décor. Deux autres types de segments viennent s’intercaler : l’abbé déambulant dans un prieuré bucolique ou réfléchissant à sa table de travail – son attitude mutique et méditative ne semble pas imperméable au doute, à une forme d’opacité du monde alors qu’il vit en dehors de ce dernier –, et un corps féminin lascif, qui nous fait son origine du monde (contrepoint un peu trop archétypal et « téléphoné ») ; il est aussi mis en présence du sexe opposé pour de tendres caresses. Lecture mais aussi interprétation, les comédiens étant en effet invités à jouer ces lettres pour les teinter de colère, d’ironie et de fantaisie, ou d’un profond désespoir. Ceci tend à créer un rapport parfois littéral avec le contenu, d’autre fois un décalage et une distanciation.
Ces corps engoncés dans les carcans de la morale disent les tourments, contestent implicitement la doctrine de l’Église par leurs interrogations et leurs demandes. Le film procure un indéniable plaisir des mots – ainsi on disait alors « continence » et non « abstinence » –, tantôt frontaux, d’autres fois empêtrés dans de superbes périphrases. Monsieur l’abbé formule une distance – avec un temps bien révolu – qui n’est pourtant pas sans dialoguer avec une époque contemporaine non dénuée d’un ordre moral, sous d’autres formes, parfois bien pernicieuses. Aussi en occasionnant des collisions avec d’autres temps de l’histoire de la sexualité. C’est notamment le cas avec une ingénue de vingt-trois ans avouant un baiser coupable avec son fiancé en partance pour les colonies, et demandant à son directeur de conscience épistolaire si elle ne risque pas d’être ainsi enceinte. Au début des années 1980, bien des légendes urbaines circulaient sur les façons d’attraper le contraire de la vie : le SIDA. C’est d’une manière générale l’intérêt du film que cette forme presque élastique ; le témoignage d’une époque questionnant notre présent un peu trop sûr d’être débarrassé des vieux atavismes moraux.
Vita di Giacomo
Vita di Giacomo se joue bien au présent, ou plutôt le rencontre. Le séminaire représente un hors monde largement atemporel, mais la rumeur du monde s’y immisce : la bande son des actualités dominées par les affaires footballistiques, puis bientôt une baguenaude où Giacomo s’embarque à l’arrière d’une camionnette avec des tifosi gagnés par l’ivresse de la victoire. Avant cela, un dialogue entre le directeur du séminaire et l’aspirant prêtre aura posé la problématique du film : le point de rencontre entre Dieu – avec qui est entretenu une relation verticale – et les hommes – qui ont rapport horizontal entre eux – est flottant, ce qui le rend aussi passionnant qu’incertain. Vita di Giacomo image cette parabole par sa forme sensualiste dans le rapport aux corps et aux paysages baignés de soleil, ceci étant augmenté par le beau travail photographique (dont un admirable rendu chromatique, le fait de filmer en pellicule y étant sans doute pour quelque chose). Le filmage est parfois vibrant et mouvant, comme sous l’influence d’un emportement intérieur, de pulsations – avec un grand talent de captation que l’on a pu retrouver dans Bagni 66, mention spéciale du jury lors de la dernière édition de Côté court à Pantin. Les gros plans plus installés s’attardent sur des visages formant un autre type de paysage : un relief extérieur qui communique avec des états intérieurs.
Cette forme accompagne un métrage où la jouissance de la foi se substitue à l’austérité de l’engagement. On retrouve cette dimension sensuelle lorsque Giacomo, au bord de la mer, s’accorde un second baptême dans lequel s’inscrit aussi une manière de communier avec le monde, dans une sorte d’abandon. Avec ce séminariste se promenant sur la plage en soutane ou jouant au football avec ses compères dans cet accoutrement, il est difficile de ne pas penser à La messe est finie de Nanni Moretti – aussi la séquence de Journal intime où le cinéaste marche au bord de la mer en chemise à manches longues et chaussettes remontées rejoignant un bermuda. Mais si les frères Governatori lorgnent vers le cinéma italien, c’est indubitablement en direction des Onze Fioretti de Saint-François d’Assise, dont il partage une dimension sereine et enchanteresse ainsi qu’une relation prégnante entre corps et paysages – cette tendance à la référence (de bon goût) et à la citation (talentueuse) étant une sorte de limite pour le film. Giacomo partage avec le saint d’Assise une même forme d’innocence et de pureté ; d’ailleurs le titre renvoie aux vitae, récits canoniques retraçant la vie et les hauts faits des saints. Lorsque les séminaristes se voient octroyer leur droit à garder le troupeau de croyants, ils se lancent dans une ronde enjouée et enfantine, comme François et les siens le font chez Rossellini, avant de tomber à la renverse et de prendre chacun une direction ; une même ivresse de la foi avant d’aller affronter les vicissitudes d’un monde tout sauf innocent.