La sortie de l’excellent Habemus Papam se double d’une rétrospective à la Cinémathèque française (5-25 septembre 2011) ; une rentrée cinématographique sous le signe de Nanni Moretti ne peut que s’annoncer heureuse. L’occasion est belle de cheminer dans une œuvre d’une absolue singularité, faisant du cinéaste un aiguillon essentiel.
Constance mutante
Nanni Moretti n’a pas grand-chose en commun avec J.J. Abrams, si ce n’est que l’un et l’autre se sont emparés de caméras super 8 – tout comme les personnages du film homonyme – pour satisfaire une viscérale envie de cinéma. L’anecdote est belle : pour acheter sa première caméra, ce jeune homme de 20 ans qui se cherche vend sa collection de timbres, pour un butin de 100 000 lires. Autre anecdote datant de la fin de l’été 1972, un ami lui demande ce qu’il veut faire : « En rougissant, je lui ai dit : “Je veux faire du cinéma.” Il a répondu : “Comme acteur ou réalisateur ?” Alors, en rougissant encore un peu plus, j’ai rétorqué : “Les deux.” » Oubliant ici une troisième fonction, sans aucun doute évidente dans son esprit : celle de scénariste. Il explique par ailleurs que chacune de ces fonctions nourrit l’autre ; par exemple, le fait de jouer est une façon d’écrire et de réaliser, de même qu’écrire est déjà une mise en scène et une interprétation ; ainsi de suite.
Autodidacte ne revendiquant ni une éducation cinéphile « classique » (celle-ci eut bien lieu, mais fut relativement tardive) ni cinématographique (il ne suit pas de formation académique), les naissances du cinéaste Moretti et du geste morettien semblent totalement concomitantes, du moins pour la première phase de la filmographie – globalement jusqu’à Palombella Rossa (1989). Pour approfondir cette idée de cohérence « originelle », ajoutons que le geste en forme d’éthique de l’image travaille le jeune cinéaste, sous l’influence des frères Taviani, notamment dans cette façon d’inscrire le film comme une représentation non ambigüe. Ceci dès La Sconfitta (1973), premier court suivi de Pâté de bourgeois (1973) et Come parli frate (1974). Et citons Nanni Moretti pour enfoncer le clou : « […] un certain nombre de choses me sont venues naturellement. En gros, trois. D’abord, être réalisateur et acteur ; être des deux côtés de la caméra, comme personnage, mieux : comme personne (un critique dirait : comme « corps »). Ensuite, je voulais parler de mon milieu. Et, enfin, le raconter avec ironie et, puisqu’il s’agissait de mon milieu, il s’est agi d’autodérision. »

Il paraît incontestable que l’on peut observer des périodes et des phases dans la filmographie de Nanni Moretti. Trois semblent s’imposer. Après les courts, Je suis un autarcique (1976, ci-dessus) inaugure les films fondés sur l’alter ego Michele Apicella, un cycle que vient refermer Palombella Rossa (1989). Sur fond d’une interminable partie de water-polo et de crise de conscience politique (Michele est alors un cadre du Parti Communiste Italien) et, plus globalement, existentielle (familiale, morale), ce film dresse, avec une inventivité époustouflante, un bilan rigoureux et fouillé du passé, des espoirs et des croyances de ce personnage frappé d’amnésie. Atrabilaire, angoissé, intolérant, agressif, désespérément humain, il est une sorte de mauvaise conscience que l’on ne peut détester qu’en l’aimant ; fortement traversé par les aspects socio-politiques (et, avec le recul dont on bénéficie aujourd’hui, historiques) italiens, tout en constituant une représentation largement universelle de la difficulté de chacun à prendre part au monde. Mais la donne n’est pas tout à fait aussi simple. Chaque film réinvente ce personnage, en tant qu’individu mais également dans son appartenance à des instances collectives : une troupe de théâtre (Je suis un autarcique), un groupe d’amis qui s’adonne à des séances d’auto-conscience (Ecce Bombo, 1978), une équipe de tournage (Sogni d’Oro, 1981), au corps enseignant (et à celui du Lycée Marylin Monroe) dans Bianca (1984), au PCI et à une équipe de water-polo dans Palombella Rossa. Une autre collectivité vient enrober l’ensemble : la famille, refuge très relatif et véritable enfer névrotique. Il faut noter qu’une entorse (pas pour la famille, au contraire) se loge dans ce bel ordonnancement : La messe est finie. Même si ces agissements le rapprochent souvent de Michele Apicella, le prêtre qu’interprète Moretti s’y nomme (Don) Giulio. Aussi, dans la lignée de Bianca, le rapport entre le contrepoint comique et la violence morale et physique à la fois reçue et administrée par Michele tend à changer – certes relativement –, au bénéfice de la seconde.
On peut raisonnablement considérer que Bianca, La messe est finie et Palombella Rossa conduisent Nanni Moretti vers Journal intime (1994). Mais avant cela, la fin programmée de son alter ego se double d’un pendant documentaire : La Cosa (1990). Le Parti Communiste Italien (PCI) est devenu cette « chose » qui s’apprête à changer de nom ; accompagné d’équipes légères et variables, Nanni Moretti a suivi les débats dans les cellules du PCI, de sections en sections : en Sicile, à Gênes, à Bologne, à Naples, à Turin, à Milan… Formidable film sur la parole politique et publique mais aussi la manière dont on s’évoque intimement, La Cosa – filmé à la base d’une structure partisane très pyramidale – capte un changement de paradigme historique et social, vécu par le cinéaste comme une sorte d’injonction : filmer autrement, et d’un autre point de vue.

Journal intime (1994, ci-dessus) initie la période où le cinéaste dit très clairement « je ». Le titre lui-même signifie bien cette nouvelle forme de prise de parole cinématographique. L’écrit s’avère avant tout un prétexte faisant figure de fil narratif ; Nanni Moretti ne cherche pas en tant que tel à filmer la chose écrite − qui s’inscrit seulement à quelques reprises à l’écran. Comme toujours, cette entreprise répond à une nécessité cinématographique, ici « Le plaisir de raconter plus librement ». Journal intime inscrit définitivement Nanni Moretti au titre de cinéaste contemporain majeur, notamment grâce à un écho cannois allant bien au-delà du Prix de la mise en scène qu’il reçoit. Avec quelques glissements (intégration d’un projet documentaire et de la préparation d’une comédie musicale sur un pâtissier trotskiste dans l’Italie des années 1950 – c’est-à-dire exactement ce qu’il formule dans le premier chapitre de Journal intime), Aprile (1998) reprend cette veine où le cinéaste s’expose en son nom, mettant notamment ici en scène son saut dans la paternité. Reprenant la même originalité dans le processus filmique (articulation entre écriture, tournage et montage rendu encore plus instable ici), Aprile répond sans doute plus encore à la forme du journal (filmé et non écrit), notamment parce qu’il s’échelonne clairement dans un temps donné (contrairement à la chronologie brouillée de Journal intime) : d’avril 1994 (une défaite électorale cinglante de la gauche et l’accession au pouvoir d’un certain Silvio Berlusconi) à l’été 1997.
La Chambre du fils (2001) amorce un nouveau virage que Nanni Moretti définit de la façon suivante : « raconter de façon urgente la mort d’un être cher ». Si le personnage qu’il interprète s’appelle Giovanni (dont Nanni est le diminutif), Moretti quitte la frontalité du « je » et se confronte au mélodrame. Il adopte une mise en scène emprunte de classicisme, la caméra accompagne les déplacements des personnages et le cinéaste-comédien s’avère une présence parmi d’autres qui n’organise pas frontalement la scénographie depuis l’intérieur du cadre. Le Caïman (2006) ne vient pas contredire ce nouveau geste. Après le mélodrame, le film se présente sous la forme d’une comédie dramatique enlevée (on serait tenté de dire : « à l’italienne »), où un réalisateur-producteur au fond du gouffre – professionnel et intime – se lance, sans même en lire une ligne, dans un projet proposé par une cinéaste débutante. Le film porte sur les malversations d’un personnage ressemblant comme deux gouttes d’eau à Silvio Berlusconi. Moretti approfondit ici certaines données, notamment la raréfaction de sa propre présence à l’écran, jusqu’à cette saisissante pirouette finale où il incarne (ci-dessous) de façon glaçante son ennemi public et intime – le cinéaste s’étant imposé comme l’une des principales figures de proue de la contestation contre Berlusconi, notamment dans le mouvement des « rondes citoyennes ».

Quoique parfois travaillé par des formes de retour – pictural et chorégraphique – aux années 1980, Habemus Papam ne vient pas rompre avec ce cycle, l’acteur Moretti finit même par littéralement disparaître au cours du dernier tiers du métrage, alors qu’il avait auparavant repris une place plus importante que dans Le Caïman – quoique « périphérique », le pape (Michel Piccoli) pris de panique au moment de « passer à l’acte » constituant bien le personnage principal.
Être au monde, ou le dilemme morettien
L’ensemble de la filmographie de Nanni Moretti semble structuré par une quête constituant également un dilemme : la nécessité de prendre part au monde sans s’y compromettre, la recherche d’une hypothèse où il serait possible d’être soi parmi les autres ; la tension entre l’individualité et les diverses instances collectives s’avérant fondamentale. Ce « dilemme morettien » s’identifie dans chacun des films – plus ou moins, mais toujours. Domine évidemment le fameux aphorisme qu’il assène dans Journal intime depuis sa vespa à un happy few posté à un feu rouge dans sa rutilante berline allemande : « moi, même dans une société plus décente que celle-ci, je serai toujours avec peu de gens. Mais pas comme dans ces films où un couple se déchire parce que le cinéaste ne croit pas en l’homme. Moi, je crois en l’homme, mais pas à la majorité. Je serai toujours bien avec une minorité. » Il convient d’insister combien ce cinéma intime n’est point nombriliste mais, au contraire, complètement ouvert sur l’extérieur et l’Autre, et constitue l’une des pensées les plus fertiles de la chose publique. Chaque film représente le jalon d’un work in progress autour de la question du positionnement de l’individu dans le corps social, la nécessité de se projeter dans le collectif – et de s’en soucier – étant perpétuellement perturbée par une appréhension angoissée du monde extérieur.

Plus que Palombella Rossa, il est tentant de faire de La Cosa (affiche du film ci-dessus) un de centre de gravité de cette œuvre, tout comme il pourrait bien s’agir de son film le plus personnel. De gauche, ayant parfois voté pour le PCI (sans y avoir été encarté), le cinéaste a senti que quelque chose de lui-même se jouait dans la redéfinition de ce parti politique, son propre dilemme – et celui d’un certain nombre de personnes : difficulté d’agir, angoisse d’être le spectateur impuissant du monde, relation de l’individu avec le corps social, ou encore le fait d’être minoritaire. Au début du film, on entend : « En partant de notre héritage, le but est de construire une chose plus grande et plus belle. » Soit le mouvement perpétuel qui traverse chaque film : constat d’une désillusion/désir de réenchantement. Les bouleversements et les questions existentielles du PCI valent aussi pour Moretti : que faire de l’expérience passée ? Comment être dans le dépassement d’une histoire sans (re)nier ce qui a précédé ? Toujours dans Journal intime, face à un film où des quadragénaires parvenus glosent sur leurs erreurs de jeunesse (« nous hurlions des horreurs dans les manifs, vois comme nous avons enlaidi ! ») et sur le fait qu’ils sont devenus d’odieux bourgeois, conformistes et dépressifs ; Nanni Moretti réagit vigoureusement par ces mots : « moi, je criais des choses justes, et je suis un splendide quadragénaire ! »
Journal intime et Aprile sont des films affirmant une certitude de cette présence au monde – le premier se termine sur un regard qui fait triompher la vie sur la maladie. L’ensemble de la période Michele Apicella (en y ajoutant Guilio dans La messe est finie) s’avère celle d’une extrême fragilité qui culmine avec l’amnésie du personnage dans Palombella Rossa. Je suis un autarcique, Ecce Bombo et Sogni d’Oro s’apparentent à une trilogie portant précisément sur la difficulté de la jeunesse à prendre part au monde, à trouver la porte d’entrée vers un monde adulte qui puisse paraître un tant soit peu satisfaisant. Comme dans un mauvais film mal scénarisé, la société distribue les rôles, y compris celui de « jeune », à l’intérieur d’une norme bien peu engageante – dans ces trois premiers films, Moretti déconstruit impitoyablement l’anti-conformisme pour en faire un atroce conformisme. Il compose le portrait d’une jeunesse située dans une béance ; avancer dans cette société reviendrait à se renier, renoncer, se compromettre ; Michele aimerait bien enchanter son existence, mais, tout comme le Nanni Moretti de Journal intime, il ne sait ni chanter, ni danser. Rude avec la génération précédente (extrême violence des rapports familiaux et intergénérationnels), le cinéaste ne manque pas de l’être pour lui et les siens.

Dans Je suis un autarcique et Ecce Bombo (ci-dessus), Michele se nourrit de lectures complexes et d’un discours abscons, pratique un théâtre qui l’est autant, mais il se fait promettre par son père un chèque mensuel de « 200 000 lires, comme d’habitude ». Ecce Bombo où, comme dans Sogni d’Oro (dans lequel il est pourtant cinéaste professionnel), il vit chez ses parents ; émerge un autre (cruel) dilemme : celui du petit-bourgeois qui se rêve en marginal. Pour le réalisateur, le groupe d’amis de Ecce Bombo est un équivalent urbain et désespéré des vitelloni de Fellini – ajoutons l’universalité et l’actualité frappantes de ce regard grinçant et plein d’acuité sur une jeunesse qui navigue à vue dans une société anxiogène et bloquée.

Dans Bianca et La messe est finie (ci-dessus), on peut considérer que les personnages sont parvenus à l’âge adulte tout en étant très loin d’en avoir fini avec cette question de la présence au monde. L’un et l’autre sont rendus à l’état de spectateur, notamment, par les cadres de fenêtres par lesquels ils assistent à un bonheur familial béat (La messe est finie où son prédécesseur a quitté la soutane pour s’adonner aux joies de l’amour charnel et de la famille) ou à une vie de couple (se révélant adultère et finissant assassiné) dans Bianca. Dans ce dernier, l’attitude de Michele tourne à l’obsession voyeuriste – un « vice » que formule le cinéaste dans Journal intime. Dans les deux cas, les personnages sont conduits et se conduisent eux-mêmes à des formes de retrait volontaire du corps social ; total pour Michele qui se rend à la police, relatif mais néanmoins net pour Giulio, qui décide de se retirer en Terre de feu. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un retour à l’isolement, plus grand encore que celui qu’il avait délaissé – lors de la scène d’ouverture, il fait des adieux expéditifs à une paroisse insulaire du fait de sa nomination dans la banlieue romaine, dont il est originaire. Rendu à l’impossibilité de prendre part au monde, les voici à se condamner à des formes de réclusion, dont on se sait si elles servent à se protéger du monde ou à protéger celui-ci de leur présence.
Habemus Papam aborde cette question de l’être au monde d’une façon directe et littérale, notamment par la manière dont il fait se croiser deux trajectoires. Alors que le pape retourne au monde et renaît en lui – quoique souvent confronté à des régimes de représentation médiatisés : le théâtre, l’écran de télévision (figure majeure du cinéma de Moretti) -, le psychanalyste joué par Moretti glisse vers un statut d’exilé volontaire au sein du Vatican, forteresse isolée du monde, sourde envers ses souffrances et névroses. La Chambre du fils et Le Caïman disposent leurs protagonistes d’une façon a priori moins frontale vis-à-vis de cette problématique. Pourtant, Bruno Bonomo dans le second et la famille brisée par la mort du fils dans le premier sont perçus dans un état de dérive, comme si leur lien au monde et à leur propre existence était en voie de dissolution et menaçait de rompre à chaque instant – dans La Chambre du fils, Giovanni refuse tout bonnement le « simple » cours des choses. Sur ces parois vertigineuses et glissantes, les différents personnages vont cependant saisir une corde se présentant à eux. Pour Bonomo, il s’agit de se lancer à corps perdu dans ce projet si étranger à son univers personnel. Dans La Chambre du fils, cette « prise » inespérée réside dans l’irruption d’Arianna, petite amie d’Andrea rencontrée en vacances l’été précédent. Simplement de passage, l’adolescente s’apprête à visiter la France en s’y rendant en auto-stop. Ils décident de l’avancer. Ne tenant plus en présence – dans l’appartement, dans les cadres – depuis le drame, les trois membres de la famille cohabitent à nouveau et prolongent leur chemin jusqu’à Menton, qu’ils atteignent au petit matin. Le flux de la route et du déplacement provoque non une rédemption en forme de happy end béat, mais un transport de la douleur, une forme de dépaysement de celle-ci, et, pour la première fois, la possibilité de reprendre pied. Depuis l’arrière du bus qu’emprunte Arianna pour poursuivre sa route, on perçoit Giovanni, Paola (la mère) et Irène (la fille) sur la plage, se tenant debout d’un pas incertain, tels des rescapés, ensemble et seuls à la fois (ci-dessous).

Nanni Moretti livre son sentiment à propos de ce plan énigmatique et complètement bouleversant : « Il appartient à la sensibilité de chaque spectateur, mais également à son état d’âme durant la vision du film, de décider s’il veut donner plus d’importance au fait qu’ils se trouvent tous les trois sur la même plage, ou bien au fait que chacun part de son côté. » Tu as bien raison Nanni, ce plan nous appartient. Et si tes films sont bien les tiens, ils sont aussi les nôtres.