Acclamé à sa sortie (et même récompensé à un festival de Venise un rien plus prestigieux que sa version contemporaine), Il Posto, deuxième long-métrage d’Ermanno Olmi, marque le début de carrière d’un cinéaste dont la discrétion n’a d’égale que la longévité (il est encore en activité à ce jour). Porté par une épure quasi documentaire, son film suit l’entrée du tout jeune Domenico, issu d’une famille ouvrière du petit bourg de Meda, dans les rangs d’une grande entreprise milanaise. Quittant la zone grise de son petit bourg, entre monde ouvrier et paysan, le jeune homme entre dans la grande ville avec l’espoir d’un « emploi pour la vie ».
Un monde à part
Longtemps employée comme unique grille de lecture, la référence au néo-réalisme dans laquelle on l’enserre trop souvent néglige la singularité d’un film tel qu’Il Posto, dont elle retient uniquement la fidélité au réel et la captation attentive des transformations traversées par l’Italie d’après-guerre. Ne voir dans ce long-métrage qu’un avatar néo-réaliste, c’est avant tout oublier l’originalité de la formation cinématographique d’Olmi, forgée au fil des documentaires qu’il effectuera au sein de son entreprise (Edisonvolta, celle-là même qui est mise en scène dans le film) pour décrire sous forme de reportages quasi publicitaires les conditions de travail des employés. En ce sens, Il Posto est avant tout l’œuvre d’un documentariste autodidacte, prenant pour point de départ un monde qu’il connaît et dont il décrit avec minutie le fonctionnement. Délesté de la lecture idéologique et critique qui caractérisait ses prédécesseurs, tout en empruntant au documentaire son efficacité de mise en scène, le réalisateur choisit un chemin mitoyen : celui du parcours modeste d’un jeune homme de modeste condition.
Porté par un acteur non professionnel (le remarquable Sandro Panseri, qui choisira plus tard la carrière en entreprise au détriment de celle d’acteur…), son protagoniste Domenico brille ainsi par sa timidité, son désir de discrétion et un jeu tout en retenue, qui font de ses grands yeux l’écran sur lequel se réfléchit l’étrangeté du monde où il pénètre. C’est précisément cette discrétion affichée du protagoniste qui permet à l’entreprise d’occuper la scène et d’apparaître dans sa nouveauté radicale, comme un monde à part. De fait, posto signifie en italien (de même que « poste » en français d’ailleurs) aussi bien un endroit qu’un emploi, et ce petit glissement de sens permet au film de nous rappeler que les premier jalons d’une vie sont bien les lieux où elle prend place. Le défilement des décors rend palpable le dépaysement progressif des futurs employés : quittant sa maisonnette rurale, Domenico entre d’abord dans une salle d’examen aux airs de palace, avant de découvrir une entreprise dont la caméra souligne les contours rigidement géométriques, la modernité solennelle, le gigantisme.
Autre signe que l’on franchit bel et bien un seuil en rejoignant les rangs d’Edisonvolta, la longue description d’un processus d’embauche semblable à un rite de passage mystérieux et angoissant. Après une épreuve mathématique d’une simplicité dérisoire, les candidats passent ainsi par une suite de « tests psycho-physiques » dont l’intitulé pompeux cache l’absence totale d’intelligibilité. Dans les grimaces du docteur qui demande à Domenico s’il est triste de ne pas manger à la maison, s’il éprouve une répulsion pour l’autre sexe ou s’il boit afin d’oublier, on voit apparaître cette dénonciation par le grotesque de l’entreprise qui caractérisera plus tard la comédie satirique italienne (notamment avec la saga de l’ingénieur Fantozzi).
Grisaille
Cependant, si elle offre le portrait d’une humanité au mieux désemparée (la mère de famille subissant des quolibets collectifs en raison d’absences dues à la maladie de ses fils), au pire d’une mesquinerie sidérante (les deux voisins au fond de la file des bureaux, en proie à une régression enfantine allant des parties improvisées de pierre-feuille-ciseaux aux jérémiades pour avancer d’une place), l’entreprise demeure un lieu d’apprentissage.
C’est ici qu’apparaît la pertinence du portrait nuancé que le réalisateur livre de son objet : car malgré ses déboires, Domenico effectue bel et bien un apprentissage de la vie via son travail. Qu’il s’agisse de la rencontre avec une jeune femme (Antonietta, dite « Magalie ») dont il tombe amoureux, des leçons de sagesse que lui dispense son chef quand il travaille au courrier (« il faut faire confiance à tout le monde, sans exception, sauf aux gens qui ont des trous dans le nez »), ou simplement de la gentillesse d’un couple qui l’invite à sa table quand il est seul à la fête de fin d’année, il reste encore une part d’humanité qui sillonne entre les rangs disciplinés des travailleurs. Refusant une dénonciation forcément manichéenne, Olmi joue plutôt sur cette grisaille ponctuée d’enthousiasmes soudains, destinés à retomber. L’aliénation n’est, en effet, pas tant dans la nature des expériences vécues par son protagoniste que dans le cadre unique où celles-ci prennent place : l’entreprise, point de départ et d’arrivée, « poste » désormais définitif où Domenico prendra racine. Les premiers plans, qui nous le montrent en train de courir avec Magalie dans les rues du centre-ville pour ne pas arriver en retard à la fin de la pause déjeuner, offrent une brève fenêtre sur une vie où la jeunesse, avec son énergie et ses enthousiasmes, aurait sa place. Mais cette fenêtre se referme impitoyablement peu après : Domenico sort un quart d’heure plus tard et déjeune au premier tour, non au second, ce qui marque la fin de ses rencontres avec la jeune femme. Un écart dans l’horloge de l’entreprise aura suffi à décréter l’éloignement des deux.
Documenter une époque révolue
Aussi précise que le monde dont elle fait le portrait, la mise en scène confère à chaque détail son poids spécifique, au point de rendre palpable le véritable changement d’univers que pouvait constituer, pour un jeune adolescent de l’époque, ce qui se résume aujourd’hui à six arrêts sur une ligne de métro. Les indices sont légion : de la découverte du café humé dans un bar du centre-ville, et que Magalie trouve « un peu amer », jusqu’au choix des plats au bistrot (« pâtes au beurre », quand les voisins prennent des pièces de viande), sans compter l’omniprésence du dialecte parlé par les employés les plus modestes.
Olmi enregistre des scènes de vie d’un monde dont il pressent la disparition imminente. Ainsi, lors du concert qui ponctue la partie finale du film – concert auquel Domenico assiste seul dans l’espoir de voir apparaître Magalie – un vieux chanteur s’avance sur scène avec sa guitare et entonne « La Balilla ». Grotesque et ironique, la chanson suit le récit à la première personne d’un homme ramenant une voiture flambant neuve chez lui (la balilla du titre), avant de la voir aussitôt servir de repas aux membres de sa famille affamée, qui s’en partagent la carcasse. Derrière ses airs loufoques, ce classique du répertoire milanais frappe par sa puissance symbolique. Car dans l’image ô combien désacralisatrice du petit peuple dévorant une automobile, produit par excellence du boom économique qui investit l’Italie des années soixante, il y a l’incompréhension des classes populaires délaissées vis-à-vis des promesses d’une toute jeune société de consommation. Et une révolte qui, pour être dérisoire, n’en matérialise pas moins de façon absolue un refus de ces classes d’appartenir au modèle dominant qu’on leur propose.
On pourrait croire que le cinéaste partage le point de vue subversif d’une chanson qui s’inscrit à un moment charnière de son film, mais un regard jeté au contexte suffit à comprendre qu’il n’en est rien, car le concert a lieu dans le cadre d’une festivité organisée par Edisonvolta (!). Chanteur ou public appartiennent donc à une seule réalité, celle de l’entreprise qui les emploie, et « La Balilla », avec son portrait d’un monde populaire étranger à la société de consommation, est devenue en l’espace de quelques années un souvenir folklorique.
Un monde ambigu
Olmi met donc en scène l’intégration aliénante des anciennes classes populaires au miracle économique, tout en soulevant la question de l’ambiguïté de leur comportement vis-à-vis du « progrès » auquel elles assistent. La trajectoire du protagoniste est exemplaire à cet égard : poussé tout d’abord par sa famille, qui l’encourage à arrêter ses études pour trouver du travail chez Edison, celui-ci choisit docilement de se soumettre à ces injonctions, et de se fondre dans le monde étriqué de l’entreprise. Domenico constate certes l’écart entre les promesses d’une vie meilleure et la réalité de sa situation, comme lorsqu’il contemple un modèle de manteau à boutons larges, épousant parfaitement la silhouette du mannequin, alors qu’un vendeur lui enfile un imperméable trop grand sous les yeux de sa mère qui acquiesce. Mais ce constat n’aboutit à aucune réaction de sa part.
Derrière le portrait d’un jeune homme timide et innocent, il y a donc celui d’un choix de vie conformiste qui confère au personnage une véritable ambiguïté morale, faisant d’Il Posto bien plus qu’une simple dénonciation de la vie en entreprise. Alors qu’il prend place dans le dernier des bureaux, Domenico est seul devant ses décisions. À travers ce protagoniste trop jeune pour faire face à la dissolution de ses espoirs, et trop démuni pour adopter une autre démarche que celle de se plier à la médiocrité ambiante, c’est peut-être à une génération d’Italiens happée trop tôt par le boom économique qu’Olmi rend hommage, en même temps qu’il nous rappelle la part de choix, ou de résignation, inscrite dans chacun de ces parcours anonymes.