Un prêtre (Michael Lonsdale) se replie sur son désespoir et ses prières tandis qu’on désacralise son église. Les temps sont sombres, les sons de l’extérieur hors champ laissent deviner l’ambiance d’un État policier tâchant de juguler un chaos social. Tandis que le prêtre se renferme et que son sacristain (Rutger Hauer, rendu physiquement méconnaissable) se résigne voire collabore, des immigrés clandestins s’introduisent dans l’église et y montent leur campement, quitte à utiliser les restes du lieu saint pour leur survie (démontant par exemple un bénitier pour recueillir l’eau de pluie). Le prêtre laisse faire, sentant bien que l’église trouve une bien meilleure fonction comme lieu d’asile que comme lieu d’un culte devenu vain, et finira par sortir de sa passivité en opposant une franche — quoique désarmée — résistance à l’ordre répressif.
L’église rendue au profane pour un service plus concret du Bien : belle idée que celle travaillée par le nouveau film d’Ermanno Olmi, vétéran discret du cinéma italien, et que l’excellent Lonsdale résumera ainsi : « Le bien est mieux que la foi !» Au tableau sombre — et potentiellement moralisateur — d’un ordre athée s’attaquant à la religion, succède rapidement l’évidence que cette désolation est moins imputable au déclin de la foi qu’à l’incapacité de celle-ci à défendre son bien-fondé. Olmi est attentif à cette impuissance, comme dans cette conversation entre le prêtre et un médecin dont la famille a été victime de l’Holocauste, où la profondeur de champ suggère la distance abstraite qui sépare les deux hommes tandis qu’ils devisent sur la foi et constatent la difficulté de la communiquer.
Théâtre dans le théâtre
Or le cinéaste suit de toute évidence une autre piste : l’église ainsi dépouillée de ses ornements ne serait pas rendue inapte à sa fonction, mais en vérité rendue à sa fonction première, celle d’un décor pour une représentation — autrement dit, un théâtre. Les indices dans ce sens ne manquent pas, comme le comportement du prêtre au début, s’adressant à des ouailles absentes, ou simplement la présence de ce décor réduit à la quasi-nudité, baigné dans un éclairage ostensiblement travaillé. Là-dessus, les clandestins, animés de jeux d’acteur ouvertement théâtraux, investissent ce décor, à l’intérieur duquel ils créent le leur à partir des accessoires à leur disposition, se présentent comme de purs personnages, extraits d’archétypes (l’opposant, l’ancienne prostituée, la fanatique…), mais imposant indéniablement leur présence et leur activité face au relatif retrait de leur hôte et à l’agressivité qui les menace au dehors. Olmi ne vise nullement le réalisme, encore moins sociologique : au contraire, d’une catégorie de personnages que la fiction voue d’ordinaire à une représentation uniforme et condescendante, il fait le vecteur polyphonique de plusieurs drames individuels, recréant un fragment du monde dans ce décor-asile qui n’a plus d’autre utilité que de le contenir.
Le spectacle et les idées qui le sous-tendent séduisent. Cependant, ils peinent à enthousiasmer jusqu’au bout, sans doute parce que le théâtre et l’artifice ainsi invoqués tendent à déborder quelque peu sur le cinéma. L’attente, suscitée à la longue, que les personnages de clandestins sortent fût-ce modestement de leurs archétypes restera vaine : si les personnages sont bien présents, il sera toujours difficile de discerner en eux de vraies personnalités. Peut-être aussi aurait-il fallu moins d’accessoires, moins d’encombrement par les artifices de simulation, comme cette ambiance sonore extérieure (sirènes, fusillades, cris) qui en rajoute inutilement à l’illustration de l’hostilité du monde extérieur. Le Village de carton n’est pas sans quelque beauté, mais on se surprend à rêver de ce qu’aurait pu atteindre un tel film entre les mains d’un autre cinéaste vétéran, plus radical et ascétique pour faire du cinéma avec du théâtre, et qui a d’ailleurs donné un autre beau rôle à Michael Lonsdale peu de temps après celui-ci : Manoel de Oliveira.