Vétéran discret du cinéma d’auteur italien, Ermanno Olmi a eu son heure de gloire auprès des cinéphiles à l’occasion d’un seul film, celui qui l’a fait connaître du grand public, L’Arbre aux sabots (1978). Palme d’or au festival de Cannes, César du meilleur film étranger et récipiendaire d’une poignée d’autres prix, cette fresque de trois heures, œuvre d’un « auteur complet » (réalisateur, scénariste, chef opérateur et monteur) empreinte de signes de « classicisme » esthétique, a installé le cinéaste alors âgé de 47 ans parmi les « vieux maîtres » à traiter avec respect pour le restant de leur carrière, statut dont il bénéficie encore poliment aujourd’hui alors que son « chef d’œuvre » est devenu rarement visible en dehors des cinémathèques. Sa récente réédition en DVD par Carlotta offre une occasion confortable de dépoussiérer et (re)découvrir une œuvre plus ambiguë qu’il n’y paraît.
Distance respectueuse
Originaire de la région de Bergame, Olmi se lançait là dans un projet ambitieux, dont le tournage a pris un an avec l’appui de la RAI et un budget limité : dépeindre un quotidien qui lui avait été familier par le lieu, les souvenirs et les récits, celui de plusieurs familles paysannes occupant une grande ferme — ou cascina — de cette région à la fin du dix-neuvième siècle, en une fresque suivant le cycle des saisons, en laissant parler le patois local à la majorité des acteurs, tous non professionnels. Au-delà des qualités dues au seul savoir-faire — soin de la reconstitution en lieux naturels, crudité de la lumière, patience des plans, véracité de la langue (au-delà des tons statiques résultant d’une direction d’acteurs anti-vériste) — on constate que les choix de mise en scène, pour rendre compte d’une époque révolue, ont beaucoup à voir avec le lieu qui en porte encore les traces (la cascina authentique où le film a été tourné), et avec l’instantané social qu’offre celui-ci. On visite une haute construction où une cour intérieure sépare d’un côté les habitations, de l’autre les étables, territoire impersonnel qu’hommes, femmes et enfants doivent se partager sans qu’il leur appartienne — c’est la propriété du patron qui les emploie pour exploiter ses terres et ses bêtes. Le choix du cadre au format 1.33 apparaît comme une évidence : quand la caméra est dans la cour, elle peut embrasser la verticalité du lieu (la façade du bâtiment à étages que se partagent les familles) et, pour en saisir l’horizontalité, elle se contraint au mouvement panoramique, s’alignant sur la circulation des personnages en cette enceinte mi-close. Cependant, les mêmes principes se retrouvent dans les scènes d’intérieur de la ferme : dans une pièce, la caméra recrée une relation verticale identique entre les personnages et leur environnement — continuant ainsi de figurer une soumission au lieu — et épouse chaque mouvement d’un coin à l’autre. C’est évidemment une question de posture du regard : ne s’autorisant le gros plan qu’en de très rares occasions (et encore, à l’extérieur de l’enceinte), Olmi filme ses humbles personnages sans dirigisme apparent, à une distance qu’on pourrait qualifier de « respectueuse » (que ce soit un individu ou une assemblée), offrant de la relation de l’habitant paysan à son décor un tableau à la fois crédible sur le plan documentaire et économe en démonstration.
L’auteur masqué
La même discrétion du dirigisme de l’auteur se retrouve dans l’autre source de la fascination qu’exerce L’Arbre aux sabots : sa faculté de dramatiser le quotidien paysan à travers le temps. En suivant une poignée d’arcs narratifs (un par famille) savamment croisés par le montage, Olmi parvient à faire des gestes communément considérés comme banals car répétitifs (se marier, naître, planter des graines, conduire du bétail, tuer le cochon, raconter des histoires à la veillée…) des enjeux émotionnels, à peine soulignés par la musique pour orgue de Bach avec laquelle il ponctue le film. Les oscillations habituelles de la fiction entre temps forts et temps faibles sont réduites, mais assez perceptibles pour figurer celles du labeur et du répit ordinaires d’un peuple sans cesse contraint à travailler et à espérer que ce travail porte des fruits. Olmi n’est évidemment pas le premier cinéaste à faire de la vie paysanne la matière d’un film, mais il a sa manière de le faire (on a beaucoup comparé L’Arbre aux sabots à La terre tremble de Visconti, mais la démarche d’Olmi n’est pas aussi proche du néoréalisme). Et si cette matière ordinaire existe à l’écran, a fortiori sur une telle durée, c’est aussi — surtout ? — parce qu’au-delà de son caractère généralisant (« le monde paysan de jadis ») y affleurent des caractères humains rappelant que la vie est un peu plus qu’un cycle de gestes. On y note des traces de chacun-pour-soi lézardant la façade du vivre-ensemble pour le compte d’un autre (le vieil Anselmo gardant jalousement son secret pour faire pousser ses tomates avant celles des voisins) ; on y est témoin du mépris profond du père Finard envers son fils aîné ; on y détecte les incertitudes de Batistì comme père et comme mari… La dramatisation — outil parmi d’autres de l’auteur pour diriger le récit — est discrète, mais elle existe bien. Et elle est intéressante, parce que si retenue qu’elle soit, elle n’en exprime pas moins les ambiguïtés de la pensée et de la posture de l’auteur vis-à-vis de son sujet.
Puissance supérieure
L’Arbre aux sabots décrit un monde de travail sous un contrat de soumission (les apparitions du patron sont ponctuelles mais suffisantes pour le rappeler), mais tend curieusement à dépeindre ses gens humbles comme soumis à une autre puissance, supérieure, sans autre contrat que celui de la coutume — religieuse. La religion apparaît à plusieurs reprises comme le recours ultime et souhaitable des paysans pour leur laisser espérer d’une vie meilleure, notamment à travers le personnage de Don Carlo, prêtre aussi bienveillant que paternaliste qui visite volontiers ses ouailles pendant la mise à mort du cochon, invite Batistì à scolariser son fils Minek, conseille à la veuve Runk de placer en orphelinat les plus jeunes de ses six enfants, entretient une foi coutumière. Sur cette question de la place de celle-ci dans la vie des personnages, non seulement le film en témoigne (l’influence du catholicisme dans les campagnes était indéniablement forte à l’époque du récit), mais on se demande à quel point il n’y souscrit pas lui-même, toujours avec cette discrétion dont on perçoit, alors, à quel point celle-ci est calculée. L’histoire de la veuve Runk est troublante sur ce point : la vache qui permet de nourrir sa famille nombreuse étant tombée malade, et malgré les recommandations de l’abattre illico pour amortir le coût, elle se rend à l’église pour faire bénir de l’eau qu’elle fait boire à la bête ; le lendemain, celle-ci est guérie… Le tout est raconté sans emphase, mais le film n’en pose pas moins insidieusement la question de la puissance de la foi et de l’existence d’un miracle, et son air de ne pas y toucher dans sa mise en scène ressemble fort à une invitation à accepter ce fait improbable comme faisant partie d’un ordre naturel des choses. Dans une autre histoire, ce sont Stefano et Maddalena, jeunes mariés, qui se rendent dans un couvent de Milan pour y adopter un nourrisson et le ramener à la ferme — là encore, l’ordre religieux se présente comme un interlocuteur naturel dont on accepte l’influence sans que celle-ci soit vraiment discutée.
Mais le récit le plus retors sur cette soumission du peuple est celui qui donne son titre au film. Pour fabriquer un nouveau sabot pour son fils Minek, Batistì part abattre un arbre qui se trouve être strictement réservé au patron. C’est tout à la fois une infraction à l’ordre de classe, une initiative purement individualiste vis-à-vis de la communauté, et l’acte de quelqu’un qui ne compte pas s’en remettre à Dieu pour endurer le coup du sort (on le voit tailler le sabot pendant que le reste de la maison prie). Les conséquences ne tardent pas à arriver, mais on n’en sera pas vraiment témoin : une ellipse prive le film de l’acte de punition envers Batistì et toute sa famille (le bannissement de la cascina). Pudeur, ou volonté de ne pas charger la férule du patronat, préférant désigner la responsabilité du fautif, ou celle d’un destin supérieur et inflexible qui frapperait les humbles ? Toujours est-il qu’on retrouve la famille de Batistì chargeant ses affaires dans la carriole, pendant que leurs voisins entonnent une nouvelle prière à leur intention. C’est la fin du film, les deux derniers plans sont un champ-contrechamp : tous ceux restant à la cascina se réunissent dans la cour, pour regarder la carriole s’éloigner au loin, dans la nuit. Ces deux plans parachèvent le tableau d’une communauté que l’on quitte à regret pour avoir voulu jouer pour soi plutôt que pour l’ordre, et parce qu’elle observe cette séparation du point de vue du groupe, de ceux qui restent dans l’enceinte, résignés devant l’incident. Soit un groupe diminué mais dont on se doute qu’il continuera le cycle de labeur, même s’il a pu, à ce moment, avoir conscience de la possibilité de son déclin.
Une capsule du passé
Cette fin interpelle, parce qu’elle ne résout pas vraiment la question qui s’est discrètement posée devant tout le film. Dans cette posture de simplicité et de respect vis-à-vis des humbles, où est le regard du cinéaste sur les aspects les moins reluisants de ce mode de vie, tels que l’exploitation dans le travail qui s’apparente à une forme de servage ? N’y aurait-il pas une forme de complaisance nostalgique à conter ainsi cette capsule du passé en tâchant d’en mettre en exergue le caractère intemporel, inscrit dans un hypothétique rythme de la vie humaine, quitte à minimiser les changements qui pourraient venir de l’extérieur, ou au contraire à mettre un accent de tristesse sur ceux qui viendraient de l’intérieur ?
On a relevé que L’Arbre aux sabots s’appuyait sur un lieu portant les traces de son époque ; mais porterait-il pour autant un regard sur cette époque ? Ce n’est pas évident, tant Olmi rechigne à inscrire son récit dans un contexte historique, ou plutôt ne s’y résout que du bout de la caméra, comme pour signifier d’autant mieux que finalement cet aspect n’importerait guère. Deux scènes en particulier offrent au film ses repères historiques, soit dans les mois de troubles sociaux qui ont précédé les émeutes réprimées dans le sang à Milan au printemps 1898. Dans la première scène, le père Finard tombe au milieu d’un meeting socialiste, mais préfère ramasser la pièce d’or qu’il vient de trouver par terre et repartir en gloussant assez fort pour faire entendre son mépris du contexte — l’orateur, lui, on ne le verra et l’entendra que de loin. L’autre scène se produit lors du voyage de Stefano et Maddalena à Milan, où s’agitent soldats et manifestants. À chaque fois, la petite fenêtre ouverte sur la grande histoire — et pas n’importe laquelle : sur une période de troubles sociaux affectant toute l’Italie — apparaît comme un intermède de l’extérieur, de la ville, que l’on fait disparaître en rentrant chez soi, à la ferme. Tout se passe comme si Olmi non seulement s’interdisait sciemment toute prise de position politique, mais encore nous le signalait, exprimait par là son refus de voir sa reconstitution respectueuse perturbée par des considérations extérieures à l’enceinte familière et rassurante. Sous cet angle, sa retenue de cinéaste a quelque chose de compassé, mais surtout donne l’étrange impression de servir d’alibi artistique à une vision volontairement bornée des choses. Entre l’indéniable pouvoir d’évocation d’un mode de vie et notre conscience de ce biais un brin trompeur, notre cœur de cinéphile balance.