Pourfendeurs de la souffrance contemporaine au travail (peste des patients et hors-champ du film), Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil mettent en scène plus qu’un constat : un cri d’alarme devant l’isolement dans l’organisation professionnelle néo-libérale, trop souvent considéré comme une fatalité.
Enjeu de plusieurs films de fiction francophones (Rosetta des frères Dardenne, Ressources humaines et L’Emploi du temps de Laurent Cantet, Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout), la souffrance au travail réduit au silence les personnages qui y sont confrontés. Ici, tout est basé sur la parole. Convaincus de la foi salvatrice du documentaire, caméra sur pied, les réalisateurs d’Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés scrutent des mots d’abord honteux, interdits et incompris, qu’une pratique médicale pas comme les autres permet d’entendre à défaut de pouvoir guérir. Relayant cette logique de décloisonnement, les deux cinéastes-citoyens mettent en scène, via la parole de quatre patients, les conclusions amères des travaux de Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de Psychanalyse-Santé-Travail, directeur du laboratoire de psychologie du travail et de l’action (LPTA) au Conservatoire national des arts et métiers et auteur de Souffrance en France (1998).
Le documentaire associe les premiers entretiens de quatre patients avec les médecins travaillant en réseau de l’une des trois consultations (Nanterre, Garches et Créteil) spécialisées dans la prise en charge des pathologies du travail, morales et physiques. Invisibles à l’écran, derrière la parole des patients, des médecins et de la psychologue, le couple cinématographique utilise un dispositif de huis clos avec très peu de variété d’angles de caméra qui évoque les films judiciaires (Délits flagrants et 10e Chambre, instants d’audience) de Raymond Depardon. Tous les trois confrontent le savoir des uns au vécu des autres, à la différence près que l’institution juge alors que les médecins ont choisi d’entendre.
Tous étaient frappés, tel est bien le motif du film. Il ne s’agit pas seulement de l’ouvrière devenue machine, de la femme harcelée, mais de toute une société malade de son travail. Madame Alaoui travaille à la chaîne depuis l’âge de 17 ans ; le cadre commercial, considérant contre sa hiérarchie que la quiétude et la sérénité des employés profitent à leur travail, absorbe seul tout le stress ; la femme de ménage dans une maison de retraite, « promue » aide-soignante (sans le salaire associé) est vouée aux gémonies après un accident du travail difficilement concédé ; l’employée modèle, après dix-neuf ans de co-gestion d’un magasin, se voit reléguée par son chef à la manutention.
Plus complémentaires que dissemblables, ces récits se rejoignent dans ce qu’ils disent de l’humiliation et des désordres physiques. Cette logique est renforcée par le montage qui souligne l’épanouissement d’un processus rampant et convergent dans l’organisation du travail. Tout au long de ces récits de vies brisées, la tension des mains et l’émotion des visages deviennent des stigmates sur les corps des patients, prêts à s’ouvrir à nouveau dès que se rejoue la cassure individuelle qui les a fait basculer.
« Pour passer de l’émotion à la réflexion, pour envisager l’avenir », Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil concluent leur film par un viatique, dans un travelling circulaire sur les trois praticiens et la figure pionnière de Christophe Dejours. Minés par la souffrance de leur patient, les praticiens retrouvent à leur tour la parole. À travers la confrontation de leurs pratiques médicales, ils mesurent l’ampleur des dégâts humains et en appellent à un débat public sur la valeur du travail dans la société. Déclin des syndicats, mise en concurrence des collègues (la terrible pratique de l’entretien à 360°…), individualisation des horaires, auto-définition des objectifs ; les travailleurs se retrouvent aujourd’hui démunis face à leur souffrance. « Avant, explique Mme Alaoui, mon travail c’était une famille. Maintenant c’est devenu l’usine. » Le « vivre ensemble » au travail est complètement déstructuré et la moralité qui se dégage du viatique, comme d’une fable cauchemardesque, est que le monde du travail est de plus en plus impitoyable. Tous et tout témoignant que le travail constitue l’individu, il est certain que cette société qui abrite tant de malades du travail est elle-même malade. Pour autant, alors que ces salariés sont tétanisés par le chantage au chômage, cette société paraît indifférente devant cette maladie ; ce constat-là, les médecins ne peuvent l’accepter. « De quelle cécité les hommes politiques sont-ils frappés pour ne pas voir ces malades du travail ? Pourquoi est-ce que personne ne voit le lien ? » s’interroge Christophe Dejours.
Quelque chose dans ce viatique rappelle le « on arrête tout et on réfléchit » du film L’An 01, réalisé en 1973 par Doillon, Resnais, Rouch, d’après la bande dessinée éponyme de Gébé. Car ici, quelque part entre l’ardeur du travail du patient et le mépris de son employeur, se pose la question philosophique de la valeur travail dans la société. Le propos des patients, comme des médecins, ne peut certes être aussi radical que dans Attention Danger Travail, réalisé par Pierre Carles en 2003, qui tentait lui aussi d’abolir la valeur travail. Reste qu’Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés fait écho à l’effroi et à la déshumanisation, exposés par le témoignage de l’ouvrier chez Peugeot extrait de Avec le sang des autres (réalisé en 1974 par le groupe Medvedkine), exhumé en ouverture du film de Carles, ainsi qu’aux images de « pietà » en larmes de La Reprise du travail aux usines Wonder, film collectif de l’IDHEC (en grève) de juin 1968.
Les témoins d’Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, pris au piège du conflit de la reconnaissance par le travail mais privés de ses solidarités (« je n’ai plus envie de donner », dit la dernière patiente), retrouvent ainsi mot pour mot les doléances qui entraînèrent la renaissance du documentaire social et politique militant à partir de 1968. « On n’a pas le droit de parler », s’insurgeaient déjà les témoins d’une époque qui résonnait d’une résistance collective dont on recherche désespérément la trace aujourd’hui. Et les praticiens de retrouver, sur les bases d’un constat clinique et d’une réflexion sur les formes actuelles d’organisation du travail, une même remise en cause des conduites d’obéissance, d’individualisme et de soumission, liées à la peur, sans nul doute plus accentuée aujourd’hui, de perdre son travail.
C’est que pour chacun des patients, même devant la balance des valeurs positives du travail ou de leur responsabilité familiale, devoir lâcher prise, « se mettre dans la situation de quitter l’entreprise », « faire la coupure avec le travail » est à première vue un constat d’échec et de désespoir contre lequel leur volonté a lutté trop longtemps. La logique professionnelle est telle qu’elle innerve le discours du cadre et se heurte à la logique humaine : « je vois pas leur intérêt » s’étonne au bord des larmes la femme de ménage en revivant les humiliations. Lorsque le médecin se risque à parler d’elle en tant qu’être humain, la dernière patiente lui répond par le travail ; lorsqu’il lui parle de vacances, elle n’entend que « chômage ». On entrevoit là à la fois les limites humaines de la pratique médicale et le miracle du documentaire pour qui la maladresse involontaire fait sens. Le générique final où la caméra enregistre le bruit monotone des voitures comme la rumeur de l’emprise des rouages sociaux confirme, s’il était besoin, la maîtrise des deux documentaristes.