Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil forment un couple de documentaristes pas comme les autres qui continuent à croire mordicus à la valeur des rencontres humaines, à la beauté du banal et aux possibilités pédagogiques du film militant.
Comment s’est passée la rencontre avec Christophe Dejours qui est à la base de votre film Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ?
Marc-Antoine Roudil : Il se protège beaucoup. En fait, on n’arrivait pas à le joindre et on a profité d’un colloque à Bruxelles sur « La souffrance de ceux qui s’occupent de la souffrance » et de son passage au « Théâtre poète ». Forts de nos premiers repérages, on l’a rencontré et il nous a dit que le cinéma était sans doute le lieu où il était encore possible de parler correctement du travail. Après, on l’a retrouvé au moment du viatique…
Sophie Bruneau : Le temps du repérage, j’ai fait un stage de praticienne où j’ai beaucoup écouté et écrit. C’était nécessaire aussi pour le scénario en vue du montage financier du film. On a rencontré d’autres gens et on est vite tombé sur les consultations Souffrance au travail de Marie-Christine Soula et Marie Pèze, parmi les premières à avoir été créées sous ce label qu’on retrouve dans Souffrance en France. Dès 1995, elles sentaient elles-mêmes une pression, une attente par rapport à cela.
En ce sens, la première scène du film avec le praticien au téléphone, fait écho à l’urgence de la prise en charge médicale et du film.
Marc-Antoine Roudil : C’est une scène longue où un médecin du travail se débat avec un autre médecin du travail par rapport à un patient reçu, autour du poids de sa souffrance.
Sophie Bruneau : Ce patient qui travaillait bien jusque là, après un changement de direction et une restructuration, a basculé et a eu de plus en plus de problèmes de santé. On fait clairement le lien entre santé mentale et nouvelles structures de travail.
Marc-Antoine Roudil : Cela tient aussi du fait que naïvement nous pensions au début qu’à travers de nombreux coups de fil on pouvait donner une idée de la notion de réseau. L’utilisation des coups de fil a échoué mais on est aussi à ce moment-là dans un discours médical, c’est important. Tous travaillent désormais en réseau et cela leur permet de tenir. Ils ont eux-mêmes créé leurs consultations qu’ils nourrissent de leur concept mûri autour de leur réflexion et de leurs compétences collectives. Cette souffrance ne laisse pas indemne.
Un documentaire comme adaptation d’une théorie publiée. C’est risqué comme point de départ d’un film, non ?
Marc-Antoine Roudil : Ce n’est pas l’adaptation d’une théorie, je dirais que c’est une rencontre à travers un livre, Souffrance en France, lu bien après sa parution. Le livre a été une vraie claque.
Sophie Bruneau : Le film est né d’une nécessité.
Marc-Antoine Roudil : On a voulu prolonger ça par ce qu’on savait faire, c’est-à-dire un film. On s’est dit que dans l’entreprise il n’y avait sans doute pas grand-chose à voir, on a rencontré les praticiens, continué à lire… On est dans une démarche qualitative, il a fallu prendre son temps, créer des liens. Ce fut long d’obtenir et d’accompagner le courage d’une telle mise à nu des pratiques. On a refusé l’urgence de la façon de faire de la télévision qui obtiendrait d’autres résultats, dans l’immédiateté, mais qui n’introduit pas le temps de la réflexion. Nous, on est restés tout ce temps dans la réflexion. On a pris le temps d’écrire un scénario, de rencontrer des gens, de faire des repérages, de filmer dans la continuité, de s’interroger et d’interroger les praticiens et d’envisager avec eux le dispositif nécessaire : qu’est ce qu’on voit ? Qu’est ce qu’ils font ? Comment cela va-t-il être possible avec les patients ?
Comment et pourquoi les témoins ont-ils accepté d’être filmés lors de leur consultation ?
Sophie Bruneau : De manière déontologique et en collaboration avec les praticiens, on a fait signer une autorisation à chaque patient. Chaque patient a eu un premier contact avec le praticien où il expliquait notre démarche. On était en dehors, mais le patient pouvait voir les lumières, la caméra… Au retour j’explique, dans un second temps, l’exploitation et les démarches du projet et je demande au patient de confirmer son accord et, à ce moment-là, de signer l’autorisation. Il a encore quatre semaines pour se rétracter.
Marc-Antoine Roudil : Qu’ils puissent rentrer chez eux, en parler à qui ils veulent et changer d’avis.
Se sont-ils vus à l’écran ?
Marc Antoine Roudil : Ils se sont vus sans nous, avec leurs praticiens.
Les consultations sont-elles filmées dans leur intégralité ?
Sophie Bruneau : Au niveau des rushs oui, après dans le film… Madame Alaoui, par exemple, qui fait penser aux Temps modernes, elle a duré une heure et demie. On en a gardé vingt minutes à peine… En fait, le film reconstitue quasiment, sans l’avoir prévu au départ, le temps d’une consultation. Les médecins consultent une demi-journée dans le cadre de « souffrance au travail » et voient quatre à cinq cas sans sortir entre les consultations. Au départ on a filmé les activités dans les couloirs, la salle d’accueil, le travail de l’infirmière, etc… et tout cela a été éludé au montage, on n’a vraiment gardé que le huis clos, qui peut avoir un côté éprouvant ; en même temps, c’est ce à quoi se confronte le praticien. Les cas choisis auraient pu être quatre cas d’une même journée de consultation.
Avez-vous perçu une différence avec et sans la caméra ?
Marc-Antoine Roudil : Il y avait peut-être une tension parfois du côté des praticiens. On ne prétend pas à la transparence, on sait que le praticien fait peut-être plus attention à ce qu’il dit, mais quand on écoute quelqu’un, la caméra s’efface vite et on nous oublie.
Il me semble qu’il y a quelques va-et-vient entre les quatre patients. Comment s’est fait le montage ?
Marc-Antoine Roudil : On ne voulait pas tomber dans une psychologisation de la souffrance au travail. On sent les causes communes : l’intensification, la peur de ne pas être à la hauteur et de perdre son travail qui fait qu’on consent à des actes qu’on réprouve moralement, la peur de la précarisation…
Sophie Bruneau : On voit bien avec la dernière patiente, la gérante qu’on oblige à nettoyer le hangar. Elle est cassée ! C’est facile de faire démissionner quelqu’un. Le silence qu’on lui oppose sans lui expliquer ce qui se passe, c’est le silence qu’on retrouve chez Madame Halaoui qui dit qu’on ne l’écoute plus. C’est terrible pour l’avenir…
Marc-Antoine Roudil : Les liens s’imposent à nous au cours du filmage. Par contre, le lieu filmé avait une évidence qui a présidé à la place de la caméra. Vu l’exiguïté du bureau, il était impossible de filmer les deux personnes en face à face dans un tout petit bureau. Et comme on n’est pas du genre à demander un plus grand bureau, plus de place pour filmer, à déplacer les gens dans un local, on fait avec. Le principal c’est la première rencontre, tout le monde est sur un pied d’égalité et le spectateur y compris. À partir de là, selon les personnes filmées, on a décidé de s’approcher pour éventuellement avoir des plans de coupe mais sans ne jamais vraiment tomber dans le voyeurisme.
Sophie Bruneau : C’est difficile de trouver la bonne distance.
Marc-Antoine Roudil : Ça se joue à très très peu…
Lorsque l’aide-soignante revit son accident, votre caméra accompagne l’émotion avec un léger zoom.
Marc-Antoine Roudil : Oui, mais elle n’est pas trop près non plus parce que tous ces corps souffrent d’eux-mêmes.
Justement par rapport à la distance, est-ce que les films « judiciaires » (Délits flagrants et 10ème chambre, instants d’audience) de Raymond Depardon sont une référence comme ils le sont à la vision de votre film pour le spectateur ?
Marc-Antoine Roudil : Bien sûr. Et vis-à-vis de son travail il y a des choses que je n’admets pas. En tant que spectateur, je ne marche pas car pour moi, selon sa distance, il est du côté du pouvoir, de l’institution. Parfois, c’est difficilement tolérable et à d’autres moments, il ne nous montre pas certaines choses qui sont pourtant là, dans cet ensemble judiciaire. Par exemple, quand il filme le substitut du procureur, je sais qu’il n’est pas tout seul, qu’il y a des gens derrière. Et j’ai du mal à ne pas les voir ou à ne jamais les voir.
Quelle est votre solution pour filmer l’ensemble ?
Marc-Antoine Roudil : Refusant de tomber dans ce travers, on a aussi filmé l’institution médicale et tout ce que ça peut représenter, sans même la prétention de l’objectivité qui n’existe pas.
Avez-vous compris tout de suite ou bien vous en êtes-vous rendus compte plus tard ? À quel moment l’évidence de l’image est-elle devenue son propre relais pour faire transparaître les pathologies ?
Sophie Bruneau : Il y a beaucoup de choses qui apparaissent à l’écran : ce qui se dit et ce qui ne se dit pas, à travers la relation au corps, les gestes… Quand Madame Halaoui parle de son travail, elle est à l’usine, par son débit de parole, elle a intégré l’idée et le rythme de la chaîne de montage. C’est terrible de la voir parler si vite et de la voir refaire les gestes de son travail alors qu’elle est percluse de douleur du fait de la pressurisation des cadences de plus en plus intensives. Tous les patients nous ramènent dans leur propre entreprise, à leur propre travail, car ils revivent ce qu’ils vivaient au quotidien. En ce sens-là l’accumulation de chacun nous ramène à un hors-champ omniprésent du film et en ce sens très cinématographique, du début à la fin, qui est celui du monde du travail, et à un système généralisé qui crée de la souffrance. Il faut prendre le temps d’écouter, c’est la difficulté. Mais on a parié sur l’intelligence du spectateur et sur une capacité d’écoute que seul le cinéma peut procurer du fait de la démarche volontaire, du temps de la projection et de son image surdimensionnée… Quand on travaille dans le huis clos, on travaille dans l’ordre du détail : les visages, les gestes du corps, les regards, la parole… Tout cela est magnifié au cinéma, ce qui n’est pas le cas à la télévision. On s’est également préoccupés de la réception collective du film puisqu’on veut alimenter le débat public autour de la problématique du travail, des nouvelles formes de travail et de la souffrance au travail.
C’est le choix du Viatique. Ce qui est frappant dans la structure de votre film, c’est cette seconde partie qui fait véritablement œuvre de pédagogie.
Marc-Antoine Roudil : Oui, le travelling circulaire filme le travail commun des praticiens et dit ce qu’on n’avait pas pu dire au niveau des scènes d’entretien filmées.
Sophie Bruneau : À la sortie du film, on ne pouvait pas laisser les spectateurs se dire : qu’est-ce qu’on fait avec une telle violence ? Dejours dit notamment que la souffrance au travail a toujours existé mais le problème d’aujourd’hui, c’est qu’on est seul. Il parle de la perte de coopération dans les politiques de travail. Il y a eu un temps avant le néolibéralisme qui s’est accentué dans les années 1980. Au début, on pensait que les consultations se suffiraient à elle-mêmes ; que la compréhension qu’on pouvait retirer des pratiques de déconstruction des consultations et de la logique des choix du montage, en lignée avec le cinéma direct, pourrait se suffire à elle-même avec l’accumulation des faits, le dispositif et le lieu révélateur. Mais on a rencontré une impasse car pour ce genre de film, il faut vraiment gagner la bataille du sens. Il nous a fallu un temps pour l’accepter. La porte de sortie, c’est le Viatique avec des clefs de compréhension, non pas grâce à une parole d’expert, mais, c’est très important, dans un discours en acte.
C’est le choix de la « pédagogie » intégrée à la mise en scène ?
Marc-Antoine Roudil : Oui, pour moi, le documentaire enseigne et transmet ; il alimente le débat, on peut s’en servir.
Sophie Bruneau : Il y a une solution dans la parole, dans le vivre ensemble ! La solution c’est bien le collectif que seule la salle permet. On voulait faire un film utile pour ne pas laisser le spectateur désemparé et puis créer des rencontres, des débats. La parole est possible dans la salle, pas devant la télévision qui est une pratique individuelle.
Lorsque dans le Viatique, la psychanalyste revient dans ses conclusions sur la question du poids de l’intégration professionnelle et sur le problème de la soumission dans le processus, ses conclusions sont amères. Comment vous situez-vous quand le film interroge la notion même de travail ?
Marc-Antoine Roudil : Pour résumer, on n’est pas des « anti-travail ». Ce n’est pas un film contre le travail, nous ne sommes pas Pierre Carles…
Sophie Bruneau : Le travail fait partie de l’épanouissement de la personnalité ! Dans le film, tous ces gens se sont beaucoup investis dans leur travail et ils sont confrontés à un avant et un après. Avant cela se passait bien, il y avait de la coopération, de la convivialité, on était écouté, on communiquait, les jeunes recevaient des anciens une série de valeurs, de règles de métier, on pouvait transmettre la mémoire de l’entreprise. Tout ça n’existe plus, tout cela a été cassé. En plus de la souffrance physique, une souffrance morale s’est ajoutée du fait notamment des pratiques d’évaluations, voir l’effrayante évaluation à 360° dont parle le film à la fin… On retrouve le panoptique de Michel Foucault où les gens se contrôlent les uns les autres en permanence et se contrôlent eux-mêmes. On est constamment surveillé et plus personne n’a besoin d’être au centre même du dispositif pour surveiller les détenus ! Ce qu’on ne dit pas assez c’est que le travail c’est du qualitatif. J’aime beaucoup la définition du travail comme la différence entre le prescrit et l’effectif… C’est tout ce qu’on rajoute, le travail. C’est du qualitatif. On ne peut pas évaluer scientifiquement aujourd’hui le travail. Trop peu de gens l’affirment.
Pour finir, parlons de votre parcours. De la culture agricole, de la mer, des arbres, à l’étude notariale et au corps de la femme de ménage… Le documentaire social, c’est une autre partie de votre œuvre ou c’est une continuité de votre travail de portraitiste ?
Marc-Antoine Roudil : Finalement notre parcours se tient assez bien. Contrairement à ce que cela pourra laisser penser, c’est cohérent. Tous sont nés d’une rencontre. Par exemple, les arbres, je ne les regardais pas, je n’avais rien à leur dire ou à en dire et puis j’ai entendu à la radio un botaniste pas comme les autres. On a décidé de filmer au cinéma ce qu’il nous avait appris. Pardevant notaire, ce fut l’occasion d’une succession familiale qui m’a révélé ce huis clos-là…
Sophie Bruneau : Il y a une sensibilité humaniste, une envie de donner du sens à notre rapport au monde ; on observe et on a envie de participer à notre manière. D’ailleurs, Arbres est un film plus politique qu’on ne pourrait le croire par le titre ! Flaubert disait qu’il n’y a rien de plus difficile que de restituer le banal ! On s’est toujours attachés à ce qui est banal, commun, loin du spectaculaire et du sensationnel. En cela, on est proches d’un Wiseman ; on fait vivre des objets anti-cinématographiques en sujets de cinéma. Comment filmer l’arbre, le travail ? Cela pose toujours des questions en termes de cinéma. On cherche une forme qui pense pour chaque sujet et on va là on ne nous attend pas, des arbres au travail !
Saviez-vous qu’en France, le ministère qui s’occupe du travail s’intitule le « ministère de l’emploi et de la solidarité » ?
Sophie Bruneau : En Belgique c’est pareil, c’est le ministère de l’emploi, du travail et de la concertation sociale. En fait, on a perdu l’emploi, on a perdu la solidarité, reste le travail !