C’est en 1973 que Marguerite Duras publie India Song, défini par la mention « texte, théâtre, film ». L’œuvre convoque des personnages et des atmosphères déjà présents dans des textes antérieurs, et notamment Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul. Un an plus tard, cette histoire d’amour « immobilisée dans la culminance de la passion » prend la forme d’un film ; Delphine Seyrig et Michael Lonsdale prêtent leurs traits et leurs voix aux deux protagonistes, la femme de l’ambassadeur et le vice-consul, réunis le temps d’une soirée à l’ambassade de France à Calcutta. À sa présentation au festival de Cannes en 1975, India Song fascine certains, en irrite d’autres. Plus de trente ans après sa sortie, le film, que le festival de La Rochelle a récemment diffusé dans le cadre d’un hommage rendu à Delphine Seyrig, divise encore. Sa puissance dérangeante tient sans doute à ce qu’il échappe résolument à toute étiquette, et s’invente à lui-même ses propres règles et son propre langage.
Au commencement est la musique. L’objet filmique inclassable qu’est India Song peut déboussoler, dépayser – mais il ne déroge jamais à cette évidence primaire. Le fil rouge, la trame du film, ne sont pas narratifs, mais affectifs ; ils font vibrer les cordes musicales comme on convoque un souvenir : dans un espace qui est tout sauf rationnel. La musique – celle des notes, celle des mots – acquiert chez Duras une étrange indépendance ; les voix viennent commenter et éclairer l’image sans jamais sembler émaner des corps ; les lèvres demeurent résolument closes. Il n’y a pas à proprement parler scission de l’image et du son (chacun éclaire l’autre en permanence, et ils ne peuvent exister que par leur interaction), mais bien plutôt une abolition de la hiérarchie qui pèse toujours, de manière plus ou moins flagrante, sur un cinéma parlant qui subordonne systématiquement le son à l’image. Il y a là une déconstruction du langage cinématographique dans ce qu’il a de plus évident. Elle s’opère au niveau de l’articulation des médiums, mais aussi du traitement spécifique à chacun d’eux. L’image est dilatée, étendue jusqu’à en devenir intemporelle ; des plans d’une lenteur audacieuse montrent tantôt des corps, tantôt des lieux, effrayants d’immobilité, d’inaction – de « découragement ». Le son est démultiplié à l’infini ; s’il prend en charge la narration, ce n’est que par strates, sans linéarité, et en obéissant à un principe aussi imprévisible et affectif que celui de la mémoire.
Un lieu et une musique
Le lieu, « Les Indes », porte son pluriel comme un gant : il n’est qu’enchevêtrement, recoupement de voies et de voix, confusion aussi, où se côtoient des endroits non limitrophes dans la réalité, créant un univers qui se moque de la vraisemblance et ne s’attache qu’à l’insaisissable (qui est aussi l’essentiel) : la pureté d’un souvenir qui se pense sur le mode du sensible plus que de l’intelligible, et obéit à des images, des sons et des odeurs qui s’imposent progressivement, mais sans ordre apparent, dans une logique et une temporalité qui lui sont propres, et se réinventent à chaque instant. La musique est double : le chant de la mendiante, qui accompagne le plan inaugural d’un soleil rouge ; et « India Song », cet air inventé pour le film, répété en une litanie obsessionnelle – cet air qui a porté le vice-consul de Lahore jusqu’aux Indes, et qui lui donne « envie d’aimer ».
Il faut sans doute, pour se laisser séduire par l’univers de Marguerite Duras, et dépasser l’accusation d’hermétisme qui pourrait peser sur elle, accepter de s’abandonner à cette musique : son cinéma, comme sa prose, semble obéir à un double principe mélodique (la ligne d’un film qui se présente comme la succession d’instants qui n’existent que dans leur rapport avec ce qui les précède et ce qui les suit, ce qui est la condition d’existence d’une mélodie) et harmonique (il y a toujours présence d’un chœur, composé, dans India Song, d’une multitude de voix off qui commentent l’action, à la manière du chœur antique, mais en apportant une nuance particulière qui est celle de la nostalgie). India Song n’est que musique : à la fois oubli du temps et reconstruction d’une temporalité nouvelle, lancinante, éminemment subjective, où les heures ne semblent plus pouvoir se compter en minutes, ni les minutes en secondes.
La nostalgie, c’est le « nostos », le retour. L’idée de retour implique l’existence de deux points : un départ et une destination. Deux points géographiques ou temporels. Deux temps, comme il y a deux chants. Et comme il y a deux femmes : la mendiante de Savannakhet, et la femme blanche, Anne-Marie Stretter, à qui Delphine Seyrig a prêté son élégance et sa voix inoubliables. Mais ce qui fait l’étrangeté du cinéma de Marguerite Duras – et aussi sa richesse –, c’est sans doute que la bipolarité est systématiquement refusée, au profit d’une unité troublante – peut-être quelque chose comme une conciliation des contraires, éminemment poétique, et proche de ce que cherchait André Breton lorsqu’il évoquait le « point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et l’avenir, le haut et le bas, le communicable et l’incommunicable cesseront d’être perçus contradictoirement ». « Ce n’est ni pénible, ni agréable de vivre aux Indes. Ni facile, ni difficile. Ce n’est rien, vous voyez, rien. » Le néant évoqué par Anne-Marie Stretter est aussi une présence, puisqu’il est parole, et image. L’absence advient, devient là : tout ce qui peut avoir trait au « découragement général » qu’évoque Anne-Marie Stretter, c’est-à-dire, tout ce qui peut apparaître comme une variation sur le vide, le non-être, ou encore, de manière plus subjective, l’ennui, s’incarne dans une forme cinématographique qui le dote d’une existence, ou, mieux, d’une plénitude. Vivre aux Indes, ce n’est rien ; et pourtant, c’est tout.
Absences, présences
Cette unité s’opère également dans le traitement de la temporalité. On a souvent parlé d’India Song comme un film au passé, qui romprait avec la traditionnelle conception du cinéma comme art du présent par excellence. L’enchevêtrement des voix qui racontent et commentent (et parmi lesquelles on reconnaîtra celles de Benoît Jacquot, de Nicole Hiss – actrice principale de Détruire dit-elle –, de Duras elle-même et de son compagnon Dionys Mascolo), prend nettement en charge une temporalité dont les images seules semblent incapables de rendre compte. Certaines voix parlent au présent ; d’autres au passé. Anne-Marie Stretter est présentée à la fois comme une femme qui est, et comme une femme qui est morte. Sa tombe est au cimetière anglais, nous dit-on en guise de présentation du personnage. Si la soirée à l’ambassade dont on nous fait ici le récit doit être considérée comme un souvenir surgi de mémoires multiples, polyphoniques, qui nous y introduisent en nous rappelant sans cesse qu’il est voué à une fin – ou qu’il est déjà fini –, ce souvenir ne s’impose pas moins comme quelque chose de présent, à la vue comme à l’ouïe ; hanté par sa propre disparition, mais vivant – à la fois évanescent et palpable.
Car il faudrait sans doute plutôt voir dans le passé une autre modalité de la présence : le temps n’est pas disjoint en trois catégories aisément identifiables, il est, bien plutôt, une donnée étrangement uniforme dans laquelle les êtres imposent une présence qui est leur passé. Il y a, certes, disjonction : la plus évidente est celle qui porte sur les corps et les voix ; le son est constamment off, les dialogues s’offrent à nos oreilles sans que les personnages ne remuent une seule fois les lèvres. Une tonalité mortifère s’impose d’emblée, obsédante, inévitable : on croit entendre « l’inflexion des voix chères qui se sont tues » dont parlait Verlaine, les personnages sont comme déjà morts. Pourtant, ils adviennent comme présences, fantomatiques, certes, mais d’une réalité imposante, et irréductible. Car la superposition de l’image et de la voix est aussi une manière de sceller l’unité d’un être, en le plaçant sous le double signe du présent et du passé, de la vie et de la mort, mais en admettant qu’il puisse exister comme tel, par-delà les contradictions. En admettant qu’il est possible d’être et d’avoir été.
Sans doute India Song est-il un film sur l’amour : on se souvient de celui que le vice-consul voue à Anne-Marie Stretter, et qu’il criera sous le nom d’Anna Maria Guardi (son nom de jeune fille, « son nom de Venise ») dans Calcutta désert, sous ce nom qui est celui qu’il a donné à sa douleur. Sans doute India Song est-il un film sur le désir. Mais il faut ici certainement comprendre le désir comme un état, et non comme une aspiration dont le but serait extérieur à elle-même, et nettement discernable. Car l’absence est une présence. Le désir, loin d’être uniquement un manque, un vide, se présente comme une forme pleine, une réalité en soi. On dit du vice-consul de Lahore (un nom vertigineux, qui dit bien cette unification de la présence et de l’absence, du « là » et du « hors ») qu’il est « en état de pleurs ». Le désir est cette souffrance – une souffrance qui se donne comme telle, entièrement, et sans résorption possible. Une souffrance de l’être-là. C’est sans doute en cela que l’on peut parler de désespoir. Peut-être est-ce parce que le désir est dépourvu de finalité et, en fin de compte, d’avenir, qu’il peut être considéré comme un état de désespoir absolu. Le vice-consul ne cherche pas à atteindre un but ; il avoue à Anne-Marie Stretter : « Il est tout à fait inutile qu’on aille plus loin vous et moi. Les histoires d’amour, vous les vivez avec les autres. Nous n’avons pas besoin de cela. »
Le vice-consul de Lahore crie. Mais c’est sans doute davantage pour faire advenir sa douleur que pour s’en débarrasser. C’est un cri de la présence. Une violence de la présence, et non une explosion libératoire. Crier pour guérir, pour exorciser la souffrance, supposerait une finalité, un semblant d’espoir. Il n’y en a pas. Il n’y a que la pure douleur, et cet être-là de la douleur qu’est le cri.
L’ailleurs et le signe
Mais ce cri, comme la plupart des épisodes décisifs du film (l’arrivée de la mendiante, les conversations mondaines des invités à la réception, le voyage aux Îles, le suicide d’Anne-Marie Stretter) a lieu hors champ. Fabuleuse sollicitation de l’imaginaire et du fantasme, et mise à contribution du spectateur, invité à convoquer ses propres images, sa propre mémoire, pour pallier cette absence. De là, cet univers de signes, où chaque touche est comme un appel à la participation active du spectateur, chargé de recoller les morceaux, d’élaborer une synthèse. L’imagination est sans cesse mobilisée, dans la perspective d’une recomposition et d’une interprétation. Le spectateur ne saisira la dureté du visage impassible d’Anne-Marie Stretter que parce qu’il entend parallèlement le cri déchirant du vice-consul. Il ne verra la couleur violette que parce que le mot est prononcé, se superposant à une image envahie par le blanc, vers la fin du film, au cours de la journée passée aux Îles. Il suffit que l’on dise qu’Anne-Marie Stretter pense à la couleur violette pour que cette couleur fasse son entrée, amenée par un signe qui est essentiellement appel à l’imagination du spectateur.
Les couleurs, comme les sons, font signe. Il y a le rouge de la robe d’Anne-Marie Stretter, qui va de pair avec sa chevelure rousse, à forte connotation de provocation, ou de danger. C’est la couleur, et non la parole ou le comportement, qui fait signe vers l’imaginaire de la femme fatale. De même, le blanc qu’arbore le vice-consul dès sa première apparition en fait un personnage qui est comme vierge de toute psychologie : le vice-consul est ses souvenirs plus qu’il n’en a ; sa présence a ceci de pur et d’inaugural, qu’elle n’obéit à aucun passé, à aucune causalité aisément discernables. Elle est, plus qu’elle ne vient de. De « l’homme vierge de Lahore », on sait notamment qu’il a tiré sur les lépreux ; mais cet acte, loin d’être relégué à un passé révolu, est constamment inscrit sur son visage, dans ses mots – comme une composante indissociable de l’être. À ces deux personnages qui, de leur propre aveu, « [sont] les mêmes », se joignent des figures de jeunes hommes élancés et élégants, dont les costumes sont comme interchangeables, bien que chaque comédien (Matthieu Carrière, Claude Mann…) apporte à son rôle une nuance particulière.
Les sons ne sont pas moins chargés de connotations. Au concert de voix se mêle la musique de Carlos d’Alessio, qui emprunte à des genres codés (rumba, tango, valse…) qu’elle se réapproprie en assumant leur caractère démodé ; musique du passé, pour laquelle le compositeur s’inspira d’airs des années 1930 (tant pour la mélodie que pour l’orchestration), et qui est jouée avec toute la fausse insouciance et la sourde mélancolie de cette période. La simplicité heurtante du piano qui joue « India Song » s’en trouve, par effet de contraste, singulièrement efficace. La musique se débarrasse alors de ses oripeaux pour s’adresser directement à l’affect. Car celui-ci est clairement sollicité, et l’appel au sensible n’est pas uniquement visuel et auditif. Le pari de Duras, de toute évidence, est de rendre compte de sens qui se prêtent moins aisément au cinématographe, et de convoquer une sensualité inédite. La chaleur transpire par l’image, et imprègne la moiteur des corps qui s’étendent lentement, et se dénudent parfois partiellement ; les odeurs de fleur (assimilées à la lèpre) pénètrent dans les mots qui les font advenir en même temps qu’ils les nomment.
Il y a là une ambition totalisante qui est celle de la création d’un monde à part entière – un monde qui obéit à une logique d’ordre sensuel et affectif, et qui croise diverses expériences sensorielles. Un monde qui caresse le souvenir en cherchant le moment où la présence parviendra à intégrer l’absence au point de faire corps avec elle. Un monde-mémoire qui présente des signes dont le sens ne s’impose pas, et qui sollicite par conséquent la vive participation de ceux qui le regardent. On n’oubliera pas India Song.