Deux femmes : Lucia Bosé et Jeanne Moreau. Deux petites filles. Une grande maison. Un jardin. Un étang. Un représentant de commerce : Gérard Depardieu. La violence. La musique. Un producteur : Luc Moullet. Cherchez l’intrus.
Certes, Nathalie Granger n’est pas le plus grand film de Marguerite Duras, ni le plus facile à aimer. Sa position transitoire dans la scripto-filmographie de la cinéaste, à un moment où son style évolue vers quelque chose de plus sécant – vers cette fameuse économie verbale au caractère allusif, presque lapidaire – suffirait presque à expliquer ses sécheresses passagères. À l’image comme au son, Nathalie Granger, tout en préfigurant les fascinantes natures mortes d’India Song, n’en exerce pas encore les puissances divinatoires et indicielles. Peut-être cette étape était-elle nécessaire chez l’artiste qui, comme Duras, fait le ménage, se débarrasse du superflu, poursuit par le vide et la casse (notamment entre images et sons) sa quête d’une intensité idéalement concentrée. C’est aussi ce qui rend ce film-là passionnant : sa nature d’atelier, son travail à nu, sa direction (ce vers quoi il semble nous mener). Il arrive toujours un moment où il faut perdre de vue l’élan de l’œuvre pour retrouver la valeur d’un film. Nathalie Granger, par ses nombreuses aspérités, par sa brièveté même, nous y invite. D’autant plus que Duras, passées ses expériences terminales de dissociation (images sans voix, voix sans corps, film sans images), reviendra onze ans plus tard au mode sensible de Nathalie Granger pour ce qui reste peut-être comme sa plus lumineuse réussite cinématographique : Les Enfants.
Si l’on peut dire de Nathalie Granger qu’il est le film le plus profondément « ombilical » de Duras, c’est parce qu’il est pris tout entier dans une enceinte, dans les murs d’une grande propriété. Deux femmes – une brune (Lucia Bosè) et une blonde (Jeanne Moreau) – y vivent avec deux petites filles – une brune (Nathalie Granger) et une blonde (Laurence). La petite brune est la fille de la grande brune. L’école la rejette pour cause de violences, de cette violence inexplicable, grandie en elle. La question posée est : que faire de Nathalie, puisque l’école n’en veut plus ? La pension ? Pour sa mère, il ne lui reste que la musique, ces leçons de piano qu’un professeur particulier vient régulièrement donner aux deux filles. Nathalie Granger creuse la question du locus en tant qu’habitat. Qu’est-ce qu’un lieu qu’on habite ? Qu’est-ce que cette façon d’être pris qu’on appelle «~habiter~» ? Comme tout film sur la propriété, il se fonde sur une opposition très forte entre intérieur et extérieur, entre soi et les autres, entre sécurité et menace ; il se fonde sur une limite, sur une frontière, sur une séparation. Tout le film, qui ne quitte presque jamais la maison, ne laisse filtrer que peu de choses de l’extérieur. Il y a la musique, d’une part. Puis, le poste de radio qui délivre régulièrement des informations sur un fait divers sanglant. Le téléphone, que l’on décroche de temps en temps. Une fenêtre qui donne sur la rue. Les représentants de commerce, enfin, qui sonnent à la porte et proposent leurs produits.
La maison, l’ensemble qu’elle dessine, rejoint pour Duras l’épineux problème de la subjectivité. En imposant une clôture, elle semble par là même se couper du monde. Mais elle retrouve, en se tournant sur elle-même, vers l’intérieur, un second monde à explorer, moins vaste mais tout aussi inépuisable. C’est l’ignorance du monde en tant que totalité, une certaine forme de repli sur soi, qui conduit à le retrouver en soi, par quelques entrées étroites et comme réduit, à l’image d’une maquette. Ainsi, le film propose une définition stimulante de ce qu’on appelle communément une maison : cet ensemble d’objets, de contours, de couleurs, ces formes apparemment disparates qui ne tiennent ensemble que par l’entremise d’une subjectivité (qu’elle soit individuelle ou partagée). Qu’on attribue une place à ces objets, qu’on l’entretienne (on voit tout au long du film les femmes travailler à de nombreuses tâches domestiques) et la maison devient alors le moule en creux de l’esprit qui l’habite. C’est bien connu : les lieux témoignent, les lieux parlent, et la suite d’objets qu’ils enfilent dans l’espace, comme les perles sur un collier, ne sont que les strates déposées d’une histoire que nous, spectateurs, avons prise en cours. On peut comprendre de cette façon la drôle d’impression que provoquent les films de Duras : le présent de leurs images n’est que le futur antérieur de l’histoire qu’elles racontent. Tout y est traces, restes, cendres fumantes d’un récit déjà joué. C’est pourquoi ils ont besoin de se circonscrire un lieu, comme on se trace à la craie une aire de jeu. Comme on délimite une scène où gisent, encore chauds, tous les indices d’un crime.
Une petite radio qu’écoute la mère de Nathalie diffuse des flashes d’information au sujet de deux mineurs des Yvelines qui ont fugué dans la nuit et tué au hasard. Ils se cachent dans la forêt de Dreux. La police les traque. Très vite, il s’installe comme une solidarité de violence entre Nathalie et les deux jeunes gens qui défrayent la chronique, de part et d’autre des murs de la propriété. Ils s’accordent à distance, sans même se connaître. Ce qui se joue à l’extérieur en mode majeur, à l’échelle des médias et de la société, correspond exactement à ce qui se joue chez Nathalie en mode mineur, à l’échelle de sa classe. Cette violence dissonante, placée dans des corps qui lui sont habituellement étrangers (les enfants), paraît absurde à toutes les instances parentales, professorales, médiatiques. Pourtant, devant ce concert d’étonnement, on ne peut s’empêcher de douter : et si c’était la violence qui, pour une fois, avait raison ? 1972 : date de sortie du film et de toutes les gueules de bois. Les mouvements issus de Mai 68 n’en finissent plus de péricliter. La révolte prend un nouveau visage : individuel, isolé, radical, marginal, décrié (comment ne pas reconnaître en cela la position de Marguerite Duras au sein du cinéma français ?). Les groupes deviennent des groupuscules, beaucoup sombrent dans la clandestinité et les actions d’éclat dont on ne retient guère que les affreux dégâts. Aux yeux de la société, la violence s’abstrait de ses utopies nourricières et apparaît seule sur le devant de la scène, fatalement absurde, horrible et incompréhensible. Nathalie Granger est le contemporain de cette apparence.
La maison, chez Duras, n’est pas qu’une simple projection de l’esprit de ses habitants ; c’est également un corps, qui doit gérer deux formes de violence : la menace qui sourd de l’extérieur et celle qui ronge de l’intérieur ; l’agression et la maladie. Tout organisme absorbe les substances dont il a besoin et rejette celles qui lui nuisent. Tout organisme, pour se protéger, sécrète ses anticorps. Lorsqu’un représentant de commerce – interprété par un Gérard Depardieu tout bonnement génial – se présente aux portes de la maison pour faire l’article à ses habitantes, il se produit une drôle de confrontation. À sa parole, précis de publicité mal assimilé, aussi prolixe que maladroite, s’oppose le silence buté des deux femmes. L’argumentaire du représentant, formaté, empêtré dans son insincérité évidente, détonne dans un univers où la parole est rare et concentrée, où les mots se trient sur le volet. La scène est hallucinante tant elle ressemble à un grand gag, à un gag terrible tombé dans une introspection tragique : la machine à laver que Depardieu peine à vendre, dont il vante si mal les mérites, les deux femmes la possèdent déjà. C’est le seul moment – ô combien salutaire – où le hiératisme spectral des personnages féminins est retourné comme un gant par une masculinité dérisoire, par la clownerie si touchante, si vulnérable de l’homme, ce mauvais comédien. Un moment à la fois drôle et violemment pathétique : alors que l’homme suffit à son écroulement, le silence des femmes, inquisiteur, le dépouille encore de ses minables oripeaux. Dans cette maison où règne le silence, où ne résonnent que quelques notes de piano (les exercices d’assouplissement des enfants, simples et beaux), le vendeur désapprend sous nos yeux une parole imposée pour en adopter une autre, la sienne, sa propre partition. Que la parole se vide de son trop-plein de sens. Qu’elle ne soit plus une conquête sur le silence mais vienne à s’en imprégner. Que chaque mot, enfin, tende vers la musique. Voilà, après Nathalie Granger, le programme à venir du cinéma de Marguerite Duras.