La rétrospective de la Cinémathèque française consacrée à Marguerite Duras aura permis de découvrir en salle deux sublimes courts-métrages peu commentés, qui constituent pourtant un point d’accomplissement de son œuvre filmique. D’une dizaine de minutes chacun, Césarée et Les Mains négatives ont été réalisés en 1979 à partir de rushes non utilisés du Navire Night. Le premier se concentre sur les statues de Maillol dans le Jardin des Tuileries, quand le second est composé de plans issus d’un seul et même travelling, filmé au petit matin de la place de la Bastille aux Champs-Elysées. Duras accompagne ces bandes d’images par deux récits qu’elle lit en voix-off, l’un proposant une variation sur Bérénice de Racine, l’autre renvoyant à la préhistoire. Dans la lignée de ses expérimentations sur la disjonction entre l’image et la voix (initiées dès La Femme du Gange en 1974), ces deux courts relèvent d’une poétique de la résonance, qui fait des prises de vue documentaires du Paris de l’époque la chambre d’écho de récits primitifs.
Même si le sous-texte racinien n’est jamais explicité, Césarée évoque l’amour impossible entre Bérénice, « la reine des juifs », et l’empereur romain Titus, le « criminel qui avait détruit le temple de Jérusalem ». S’opère alors une disjonction radicale, à la fois géographique et temporelle, entre la voix et les images. Dès les premiers plans, Duras décrit la ville antique de Césarée alors qu’apparaissent les statues de Maillol installées dans le jardin des Tuileries à Paris en 1965. Rien ne semble lier les deux strates, si ce n’est la fréquence des coupes qui répond plus ou moins à la scansion durassienne et au rythme des violons d’Amy Flammer. Mais peu à peu, certaines phrases se mettent à résonner étrangement avec l’image : la forme ainsi que la couleur des « colonnes de marbre bleu » coïncident avec le ciel bleu parisien et les tuyaux d’un échafaudage qui entourent une statue de la Concorde ; « Tout détruit. Tout a été détruit. » retentit au moment où un gros plan cadre le visage d’une statue abîmée par le temps. Au fur et à mesure, ces équivalences gagnent en évidence : lorsque que l’héroïne est « emmenée en exil sur le vaisseau romain », un cadre large montre la statue entourée par des bâches et un échafaudage qui l’enserre ; lors d’un rapide travelling longeant le bord de la Seine, la voix-off s’exclame : « La nouvelle parcourt les mers, se répand sur le monde. » ; ou encore, « l’éclatement des cendres sur des villes nommées Pompéi, Herculanum » se recoupe avec une statue couchée au sol, filmée par un travelling de telle sorte qu’il donne l’impression que le corps est soufflé par une explosion. Alors que la logique se précise, le montage s’accélère en rejouant les mêmes plans, comme si l’image était emportée par la répétition des mots et par la mélodie cyclique de plus en plus intense des violons.
Le film s’apparente ainsi à une incantation qui vise à faire rejaillir la tragédie racinienne sur ces statues parisiennes d’inspiration antique. À ce titre, la parole de Duras revêt presque une dimension magique, par la manière dont la lenteur hypnotique de sa scansion isole chaque mot ou proposition. Dans un entretien paru dans Les Yeux verts, le numéro spécial des Cahiers du Cinéma qu’elle a entièrement rédigé, elle s’assimilait à une sorte d’oracle : « [Les mots] arrivent et je suis obligée de les prendre et de les rendre publics. Je les fais passer d’un endroit à un autre, je les sors du sommeil, je les mets dans le jour, sans bruit. ». Une dynamique poétique se dessine alors, où la parole ne fige pas ce qu’elle désigne, mais vient plutôt accueillir et restituer des forces en mouvement. En témoigne par exemple la manière dont Duras évoque la souffrance de Bérénice : « La douleur. / L’intolérable. / La douleur de leur séparation. » Trois fois signifiée par des structures nominales, elle apparaît comme une force qui « éclate » et « se répand sur le monde ». L’émotion atteint une intensité paroxystique, qui déborde de l’individu jusqu’à annihiler son identité. Bérénice se confond ici avec la ville de Césarée, sa douleur est assimilée à l’éruption du Vésuve ; elle n’a plus d’âge, elle est de tous temps (« Elle était très jeune, dix-huit ans, trente ans, deux mille ans ») et de maintenant – la toute fin, qui opère un retour au temps présent (le texte se clôt sur une mention du Paris de 1979 : « Il fait à Paris un mauvais été. Froid. De la brume. »). La résonance suscitée par la disjonction voix/image participe alors de cette dynamique d’expansion et en démultiplie la puissance pour faire entendre la douleur à travers les époques. À cet égard, Les Mains négatives apparaît peut-être comme l’expression la plus limpide de cette poétique. Par la voix-off, Duras brode un récit à partir des peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe Sub-Atlantique. Si l’autrice note en préambule qu’« aucune explication n’a été trouvée à cette pratique », elle interprète ces peintures comme un cri d’amour lancé à Autrui – et non un individu déterminé –, par un homme venu seul dans ces cavernes il y a trente mille ans. Les images mobiles de Paris, filmées depuis l’intérieur d’une voiture, épousent alors le mouvement de cet appel venu du fond des âges pour le faire déferler sur la capitale et l’adresser aux éboueurs, aux travailleurs immigrés, aux clochards ou encore aux prostituées qui peuplent les rues au lever du jour.
Trou noir
Construits à partir de la douleur de Bérénice ou le désir de l’homme de la caverne, les deux courts sont emblématiques des films (et livres) de Duras, construits à partir d’une scène primitive qui ne sera jamais frontalement représentée. Plus que le foyer d’un sentiment strictement personnel, cette dernière tient davantage du point de bascule qui voit l’individu s’abandonner et rejoindre une forme d’absolu. Elle agit alors tel un trou noir, qui se dérobe au regard mais exerce son influence sur l’ensemble de la fiction. Dans La Femme du Gange, c’est le souvenir de la scène du bal de S. Tahla autour duquel gravitent les personnages pris dans une étrange déambulation à Trouville ; dans les deux Aurélia Steiner, c’est « le rectangle blanc de la cour de rassemblement » d’Auschwitz qui initie le mouvement mémoriel de la jeune écrivaine, donnant à l’un des films sa forme de cours d’eau ; dans Le Navire Night, c’est la course du navire, comme métaphore du désir, qui s’initie à partir de « l’image noire » de la femme inconnue au bout du téléphone et qui s’interrompra au moment même où cette absence sera comblée par une photographie. Son expression la plus radicale se matérialisera dans l’avant-dernier film de Duras, L’Homme Atlantique, dans lequel de longs fonds noirs enserrent une poignée de plans de Yann Andréa, immobile dans le hall des Roches Noires à Trouville, face à l’horizon infini de la mer. À la sortie du film, Duras dira que ce noir hante en réalité la totalité de son œuvre : « Je crois que le noir est dans tous mes films, terré, sous l’image. (…) Il est également dans tous mes livres. Ce noir, je l’ai appelé « l’ombre interne », l’ombre historique de tout individu. J’appellerai encore ainsi ce magma toujours génial, sans exception aucune, qui « fait » la personne vivante quelle qu’elle soit, dans quelque société que ce soit, et dans tous les temps. »
L’entreprise de déconstruction du cinéma, voire de destruction, menée par Duras pourrait en ce sens s’expliquer par sa tentative de s’approcher de ce magma, de cette « ombre interne », ou encore de ce « trou », évoqué dans Le Ravissement de Lol. V. Stein. Véritables déchirements, ces scènes primitives ne se laissent aborder que par l’entremise de leurs échos à travers les lieux et les âges. Qu’elles partent des Indes ou de Melbourne, leurs ondes se réverbèrent dans le château de Rothschild à Versailles (India Song), l’Hôtel des Roches Noires à Trouville (La Femme du Gange), ou même le long de la Seine (Aurélia Steiner (Melbourne)) – une idée que la cinéaste résumait à propos des repérages pour ses tournages : « Ce n’est pas la peine d’aller à Calcutta, à Melbourne ou à Vancouver, tout est dans les Yvelines, à Neauphle. Tout est partout. Tout est à Trouville. Melbourne et Vancouver sont à Trouville. Ce n’est pas la peine d’aller chercher ce qui est là sur place. Il y a toujours sur place des lieux qui cherchent des films, il suffit de les voir. »De ce principe, Duras tire un jeu formel fertile dans le cycle indien composé de trois romans (L’Amour, Le Vice-Consul, Le Ravissement de Lol. V. Stein) et de trois films (La Femme du Gange, India Song, Son nom de Venise dans Calcutta désert). Plus qu’un cycle, il s’agit d’une sorte de spirale, en cela qu’elle met en scène les mêmes personnages rejouant des scènes identiques (les bals), pour les appréhender de manière toujours renouvelée.
Du proche au lointain
India Song se révèle sur ce terrain particulièrement inventif, puisque la cinéaste fait évoluer l’intervalle qui permet de dissocier voix et corps au sein même du film. Si des voix anonymes et extradiégétiques commencent par commenter les images, ce sont ensuite des personnages intradiégétiques, supposément hors-champ, qui se font entendre (exemplairement, les invités du bal). Dans la scène la plus troublante – et la plus célèbre – du film, où Anne-Marie Stretter (Delphine Seyrig) se refuse au Vice-Consul de France (Michael Lonsdale) par amour pour Michael Richardson, l’écho semble enfin laisser place à une véritable incarnation. Chose assez rare dans le film, les deux voix se font entendre alors que les acteurs sont présents dans le champ. Pendant un instant, on peut même croire qu’ils ont retrouvé leurs voix. Mais cette pleine présence des personnages à eux-mêmes s’avère rapidement illusoire : on remarque que leurs lèvres demeurent immobiles. L’effet, à peine perceptible et pourtant indubitable, les condamne à n’être que des fantômes d’eux-mêmes, dont l’image ne se confondra jamais avec leur présence, comme en témoigne un grand miroir mural qui fait confondre les corps et leurs reflets.
À ce petit interstice si déconcertant répond la béance abyssale de Son nom de Venise dans Calcutta Désert. Faux remake d’India Song, il en réutilise intégralement la bande-son pour la faire résonner sur les lieux du tournage en ruine, filmés dans de longs panoramiques et travellings errants. De ces décombres nous revient alors un écho macabre qui porte avec lui l’oubli et la destruction opérée par le temps. Les spectres du premier film ont définitivement perdu leur enveloppe. Seules leurs voix continuent de hanter ces décors, sans trouver plus aucun point d’ancrage, si ce n’est les images imprimées dans la mémoire du spectateur. Traversé par la vibration de ces voix accompagnées de l’inoubliable musique de Carlos d’Alessio, on est alors saisi physiquement par le film, comme hypnotisé. À propos du « Cinéma Différent » diffusé lors du festival de cinéma expérimental d’Hyères, Duras écrivait : « Le film ne se déroule pas, il agit. Très vite, l’accord se fait entre le film et vous, vous passez de l’autre côté, sur sa rive c’est-à-dire que son axe restant le même, son champ vous gagne et vous y entrez à votre tour, vous. (…) Lorsque le pont est jeté entre vous et le film, vous êtes à votre tour enchaîné à la spirale, au mouvement d’immobilité. Sur vous, de même, celle-ci agit, elle vous entraîne dans sa fréquence, son irrésistible et immobile avancée. » Elle résumait alors parfaitement l’expérience que procure son cinéma.