Film de guerre, film à message, film d’auteur, Indigènes est tout cela à la fois. Pour parler des Maghrébins qui contribuèrent pour une grande part à libérer la France, Bouchareb a trouvé le ton juste, et quatre comédiens plus que crédibles, réalistes et universels.
Personne ne s’était encore attaché à relater le sort de dizaines de milliers d’Africains, du Maghreb et au-delà du Sahara, qui, au sein de l’armée française, ont participé à la libération du pays qu’ils n’ont jamais, pour la plupart, cessé de considérer comme leur patrie. Rachid Bouchareb s’est emparé de leur histoire.
Juin 1940. La France a signé un armistice avec l’Allemagne, qui consacre sa défaite. 1 400 000 soldats français sont prisonniers. Mais le général de Gaulle ne l’entend pas ainsi, et veut reconquérir la patrie. Pour cela, il a besoin d’hommes, d’énormément d’hommes : les tirailleurs sénégalais (environ soixante dix mille hommes), et surtout maghrébins (trois cent soixante mille hommes), constitueront le gros des troupes. Grâce à cette armée, la France sera libérée, après cinq ans de combats et d’immenses pertes humaines et matérielles, et une ultime bataille dans les Vosges, sous des tempêtes de neiges et un thermomètre descendant jusqu’à ‑30°. C’est un succès qui permet à l’armée française de pénétrer dans la plaine d’Alsace et d’atteindre les rives du Rhin. Le 8 mai 1945, les armées hitlériennes vaincues signent à Berlin leur acte de reddition : la guerre est terminée. Au prix de 14 000 morts, les « indigènes » ont ainsi pris une part essentielle à la libération de la France ; mais à la fin de la guerre, tous les éloges et les privilèges iront aux forces françaises de l’intérieur, tandis que ces Algériens, Marocains, Tunisiens, seront les oubliés de l’histoire.
Indigènes arrive à point nommé ; à l’heure du débat sur le rôle de la France dans ses anciennes colonies, à l’heure de la revendication, pour des milliers d’Africains, du nord et au-delà du Sahara, d’une plus grande place pour la mémoire de l’esclavage, le film de Rachid Bouchareb sonne tout à la fois comme une déclaration d’amour pour eux et comme la dénonciation d’une injustice sur le sort qui leur fut réservé, après guerre.
Deux reproches, a priori, planaient au-dessus d’Indigènes avant même qu’il ne soit sorti : sa facture trop classique, d’une part, et son thème par trop revendicatif. Certes, Bouchareb n’a pas renâclé sur les grandes scènes de batailles, les moyens y sont, c’est du cinéma à l’Américaine, comme un Spielberg peut le faire dans son Soldat Ryan. Mais le film de Bouchareb parvient tout à la fois à posséder l’élan d’une grande œuvre populaire, d’un film d’action de grande ampleur, puisqu’il en a la facture, au double sens du terme (budget conséquent et réalisation poussée dans le sens du film d’action), et la finesse d’un film d’auteur. L’alternance des scènes de guerre et de scènes de dialogues, parfois très intimistes, confère au film un rythme juste et rend la narration fluide.
Deuxième reproche, l’aspect « film contestataire ». Peut-on désavouer Rachid Bouchareb pour avoir choisi cette histoire ? Du fait de l’actualité récente française (émeutes dans les banlieues, médiatisation de la montée de la délinquance, retour sur la colonisation…), doit-on verser dans l’amalgame qui fait le jeu des racistes sous prétexte d’être bien pensant ? L’histoire est importante, elle fait partie de notre histoire, et, encore une fois, elle tombe à point nommé, alors que la cristallisation des pensions des anciens combattants indigènes a toujours cours (la loi de finances du 26 décembre 1959, qui gelait à leur niveau de 59 les retraites et pensions d’invalidité versées aux anciens combattants de l’ex-empire colonial).
La réussite du réalisateur est d’avoir su ne pas forcer le message, pour s’attacher à des destins individuels qui a eux seuls parlent encore mieux de l’histoire collective, et insufflent une indéniable émotion au film. On ne peut faire à Bouchareb le reproche d’avoir voulu tirer des larmes aux spectateurs, tant l’Histoire parle d’elle-même. En s’attachant aux histoires personnelles de Saïd (Jamel Debbouze), Abdelkader (Sami Bouajila), Messaoud (Roschdy Zem) et Yassir (Samy Nacéri), il parvient à maintenir son point de vue et à faire passer le message naturellement. Bouchareb évite ainsi l’écueil du mélo, tout comme celui du pamphlet politique, pour s’attacher à quelques histoires individuelles, et c’est ce qui fait la force et l’émotion du film : les personnages sont construits, et pas prétextes. Ils sont humains : parfois lâches, peureux, ils sont avant tout des hommes venus libérer leur pays du joug nazi.
Certes, certaines scènes sont parfois un peu caricaturales dans la démonstration de la différence de traitement entre « Français de France » et « indigènes », mais cette légère réserve n’entame pas la réussite du récit. Absence de fraternité, refus d’aller vers la culture de l’autre, des thèmes chers à Rachid Bouchareb, particulièrement porté, par son histoire personnelle également, sur les histoires liées à l’immigration (voir le très beau Little Senegal, en 2001).
Au sortir d’Indigènes, le chant de ces hommes résonne en nous : « C’est nous les Africains, qui revenons de loin, nous venons des colonies pour sauver la Patrie, nous avons tout quitté, parents, gourbis, foyers, et nous avons au cœur une invincible ardeur… » Une invincible ardeur qui ne sera pas reconnue, jusqu’à aujourd’hui encore. Le 8 mai 1945, alors que la France célèbre sa libération, de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie, des milliers d’hommes, qui avaient contribué à cette victoire, déposent une gerbe au monument aux morts, et demandent l’indépendance de leur pays. Un jeune homme de vingt ans est abattu parce qu’il refuse de baisser le drapeau algérien qu’il brandit ; c’est le début d’un soulèvement généralisé, de ce que l’histoire appellera « les massacres de Sétif ». Un épisode de l’histoire qui mènera à l’indépendance, et qui devrait être le prochain film de Rachid Bouchareb.