Le début des Initiés a de quoi faire grincer un peu des dents, par cette longue scène au réalisme bien dosé mais efficace, concernant un acte de violence à l’impact hors champ mais au son très suggestif : une scène de circoncision collective, où la main est cachée mais où le grincement sec du rasoir se répète tandis qu’elle coupe des prépuces à la chaîne. Le film produira d’autres scènes moins violentes, mais elles aussi relatives à la constitution et à la mise en lutte du corps, ce qui fait craindre un moment que cet aspect soit le moyen facile et artificiel de mettre en relation les deux sujets, communautaire et intime, mis en vis-à-vis par le scénario et qui se prêtent un peu trop bien à cette facilité (confrontation déjà explorée par ailleurs, et parfois avec fruit, par exemple par Claire Denis dans Beau travail). Le sujet communautaire – plus exactement ethnologique : en Afrique du Sud, de jeunes garçons de l’ethnie xhosa suivent l’ukwaluka, rite d’initiation marquant leur passage à l’âge adulte. Des hommes sont rémunérés pour veiller à leur santé et à leur édification. C’est là que l’intime s’en mêle : deux des instructeurs, Xolani et Vija, sont amants ; l’initié confié à Xolani, Kwanda, devine cette relation et commence à mettre Xolani au défi d’assumer ses inclinations, ce qui suscitera par ricochet le trouble dans tout le groupe d’adolescents et d’adultes. Kwanda est lui-même un peu à part, fils de bourgeois de Johannesburg un peu chétif qui ne se sépare ni de ses baskets ni de son iPhone, à la fois méprisé et jalousé par ses camarades, et dont la sexualité sera sujet de doute.
Courants, contre-courants
Or Les Initiés se montre peu inspiré dans sa mise en scène du corps humain, comme si cette dimension du corps comme point de convergence entre le rite et l’intime, scolairement impliquée par le scénario, n’intéressait au fond pas plus que cela le réalisateur (John Trengove, formé à la télévision). D’où la perception défavorable qu’on avait pu en tirer à son passage à la dernière Berlinale (sous son titre international The Wound). Cependant, sa caméra attachée à suivre, de façon globalement plutôt brouillonne, les mouvements des personnages dessine une autre lecture du film, moins conventionnelle et plus intéressante : celle des luttes d’ascendants agitant la communauté de façon plus ou moins ouverte. Il est notable que le couple clandestin formé par Xolani et Vija n’est pas égal : Vija est clairement le dominant vis-à-vis de l’autre ; les sentiments mutuels ne sont pas franchement symétriques, et ils peuvent changer. Les élèves deviennent les objets du duel entre les deux hommes, et naturellement eux aussi sont pris de l’envie de se hisser à hauteur des maîtres. Et tout le film, avec ses mouvements bruts du regard et son approche suiveuse des corps (par-delà le soupçon de scolarité d’un filmage inspiré du documentaire), semble vouloir figurer ces forces contraires, leurs collisions, leurs luttes de moins en moins cachées : ainsi suivra-t-on à quelques reprises un groupe dans les bois, souvent pour en croiser un autre, tandis que point un certain suspense sur comment la rencontre va tourner. L’intrigant plan d’ouverture (la caméra suit la chute de l’eau d’une cascade, plonge sous la surface, puis fait le mouvement inverse, à contre-courant) pourrait bien être une préfiguration de cette lecture sous l’angle de la dynamique.
Les Initiés n’est certes pas un grand film sur le sujet rebattu du désir amoureux contrarié par l’ordre social, mais à tout prendre, il rappelle une vérité intelligente sur ce qui trouble ce désir même. Ici, ce n’est pas vraiment l’interdit qui empoisonne l’amour et la paix sociale, mais le secret, et la façon dont chacun l’assume. Ceux qui cachent se mettent à la merci de ceux qui viennent à savoir, et celui qui cache avec le plus d’aplomb (en se montrant, dans une communauté masculine, aussi viril que possible) domine celui que la honte pousse à la discrétion. Ainsi le secret et la manière de vivre avec créent-t-il, d’un individu à l’autre, des déséquilibres, et donc ici l’apparition de forces poussant peu à peu le petit système vers l’entropie – où se perdent au passage les lieux communs sur la perte de l’enfance, l’initiation, l’homosexualité masculine… Les Initiés vaut au moins pour cette intuition-là, partagée par peu.