Comme l’an dernier, l’édition 2017 de la Berlinale a rassemblé un patchwork assez éclectique d’œuvres de tout niveau, oscillant entre la bonne surprise et la promesse non tenue. Peu d’auteurs majeurs, hormis quelques figures tutélaires comme Aki Kaurismäki et Hong Sang-soo (célébrés), le vétéran Volker Schlöndorff, et, hors compétition, James Gray. Parmi les films vus, il est permis de distinguer quelques beaux objets et de tracer ce qui pourrait apparaître comme des lignes de force esthétiques de cette édition.
Avatars lyriques
En ouverture, Django, d’Étienne Comar, se présentait en biopic français convenable et convenu, porté par un Reda Kateb juste, et heureusement centré sur une courte période de la vie du guitariste : les années 40, pendant la guerre, lorsque, génie musical tzigane au faîte de sa gloire, Reinhardt refuse résistance comme collaboration dans une posture de musicien « pour tous » dégagée de toute responsabilité. Derrière un portrait politique assez superficiel, porté par l’enjeu de sa fuite vers la Suisse, le traitement de musique dans le film pose question, reposant sur une mise en scène assez performative de la virtuosité du guitariste et un discours sur le contrôle musical que tentent d’exercer les généraux du Reich contre cette musique subversive. Dans une seconde partie abracadabrantesque, lors d’une réception nazie dans une villa suisse, Django use de sa lyre pour ensorceler les soldats allemands et détourner leur attention d’une opération alliée : si la scène manque de réalisme dans un film au ton généralement sérieux, est esquissée, derrière cette figure d’un Django renard, une autre fiction possible, comique et folle, où Django, joueur de flûte de Hamelin, cristalliserait la possibilité d’un jeu d’affrontement-envoûtement musical envers le régime nazi. Mais hélas, le film ne fait qu’esquisser ce Django-là.
Beaucoup plus mûr et suave, Félicité d’Alain Gomis (Grand Prix) dresse le portrait d’une chanteuse congolaise, mère indépendante et femme à la présence physique incroyable, dans un geste d’une grande sensualité. Lors des fêtes nocturnes de Kinshasa, la frénésie de la musique est accompagnée du chant dramatique, grave et cathartique de Félicité. Hors de tout misérabilisme (la pauvreté qui se supporterait mieux en musique) malgré la représentation d’un quotidien très modeste, le film élève la musique au rang d’art de vivre quotidien et personnel : tandis que Félicité cherche de l’argent pour soigner son fils renversé en moto, et qu’elle reçoit l’aide d’un balourd local, Tabu, la musique garde toute sa place, nuit après nuit. Le montage répété des scènes de chant, qui évoque d’une certaine façon le pantoum en poésie (l’entrelacement et la répétition des vers dans une série de quatrains), est la marque d’une poésie musicale avouée. En regard, de nombreux plans de Kinshasa sont touchants de modernité sous l’air de musique classique qui émane d’une chorale locale (dont le film ne dira rien) et marquent un regard neuf sur l’espace urbain africain.
Plus baroque, le lyrisme trans du film chilien Una Mujer Fantástica (prix du scénario), un autre portrait de chanteuse, transsexuelle celle-là, dans son combat pour gagner le droit de faire le deuil de l’homme (marié) qu’elle aimait. Dans un style proche d’un Almodóvar époque Movida, le film mêle thriller et mélodrame féminin tout en interrogeant la « chimère » sociale (et cinématographique) que représente Marina. L’inconnue physique que représente la transsexuelle pour la famille de l’homme (comme pour le spectateur) informe littéralement nombre de métaphore visuelles : tantôt diva ailée, tantôt monstre déformé, Marina est un corps baroque, inacceptable, irreprésentable, qui ne demande pourtant qu’à s’exprimer.
Généalogie du mal
Les premiers jours ont également placé au centre de l’attention la douleur et ses mécanismes de transmission au sein d’un groupe. Ouvrant la section Panorama, The Wound, premier film du Sud-Africain John Trengove, présentait maladroitement les paradoxes des rites de passages tribaux, construits autour de la circoncision et de l’exaltation de la masculinité, en violente contradiction avec l’homosexualité refoulée de certains de ses adeptes. Plombé par une mise en scène un peu lourde et sensationnaliste (focale courte, lumières contrastées et approche faussement documentaire) couplée à un scénario sans nuance (confère le monolithisme psychologique de ses personnages), The Wound empêtre son discours militant dans une forme gonflée en testostérone en totale contradiction avec son propos.
Dans un style très différent, également présenté en Panorama, le Franco-Luxembourgeois Barrage, de Laura Schroeder, mettait en scène l’héritage psychologique torturé d’Isabelle Huppert sur une lignée familiale : grand-mère (Huppert), fille (Lolita Chammah) et petite fille (Thémis Pauwels). Chammah est au centre du système, mère sans place qui tente de recoudre une relation avec sa fille. La tension des exigences maternelles, la mélancolie d’une hérédité du mal indépassable se lit dans les visages et les corps de ces actrices en miroir.
Le poids de l’héritage est une fois de plus au cœur du dernier James Gray (hors compétition), avec The Lost City of Z, œuvre d’un grand classicisme formel interrogeant l’ambition personnelle, l’obstination et la folie, dans un cadre amazonien paradoxalement abordé de manière nettement plus moderne par Werner Herzog il y a quarante ans. Si le film d’exploration parvient plutôt bien à mettre en images l’irreprésentable livre de David Grann, il est surtout le véhicule d’une ambition intime d’un autre âge : celui d’un jeune soldat en quête d’un titre, au nom dégradé par un père alcoolique (« he made an unfortunate choice of ancestors »), envoyé par la Royal Geographical Society cartographier la frontière bolivio-brésilienne et y reconquérir l’honneur de son rang. La spirale folle qui découle de ce premier voyage (la découverte de traces d’une cité engloutie par la jungle, la révolution anthropologique que l’existence d’une telle civilisation représenterait) n’est en réalité portée que par une motivation anachronique et conformiste qui n’est jamais mise en question par Gray. Par bonheur, le film transfère peu à peu cette posture surannée en véritable recherche d’absolu et étire la problématique à un thème cher au réalisateur qu’est le poids de la famille et le conflit entre générations — ici entre le héros et son fils, forcément sacrifié par une telle entreprise. Un très beau plan de l’ombre du père sur le lit du fils suggère, dès le premier quart du film, le cours que prendra le récit et illustre l’attention dont la mise en lien du récit a pu faire l’objet.
Folie
La folie, présente en mode mineure dans The Lost City of Z, était finalement davantage creusée par le beau film brésilien Vazante, chronique d’une colonie minière esclavagiste brésilienne, dont le maître, déchiré par la mort en couches de sa femme et de l’enfant qu’elle portait, épouse, après une longue période de divagation, la très jeune fille de son voisin. Formellement un peu sage, la superbe et riche photographie en noir et blanc de Vazante rend compte de la matérialité violente d’un monde immanent (la pluie, la boue, la forêt). Cette mise en scène, par l’image, d’un monde incroyablement clôt laisse apparaître peu d’espaces de joie et suggère que la principale beauté est celle de la descendance.
À mille lieues de là, le documentaire d’Andres Veiel présentait de manière claire et didactique la folie clairvoyante de son sujet, l’artiste allemand Joseph Beuys. Montage d’images d’archives de toutes sortes (entretiens, conférences, captations de performances…), Beuyes restitue la complexité d’une position artistique iconoclaste, d’une figure médiatique puis politique de la scène allemande des années 60 et 70.
Bestiaire cervidé
La présence récurrente de figures animales dans les différentes sélections formait un bestiaire étrange, porteur de poésie, de mystère ou de folie. La figure du cerf fait au moins trois apparitions, chez le Hongrois On Body and Soul (Ours d’or), le Danois Spook, et dans une belle scène de chasse initiale de l’Américain The Lost City… Semblant incarner l’incursion de la nature à l’écran, d’une nature sauvage et noble, d’une féerie Mitteleuropa ou dix-neuviémiste, le cerf est surtout, dans On Body and Soul, le véhicule d’un décalage poétique, l’incarnation animale et libre d’une humanité paralysée dans son espace quotidien. Au contraire du corps contraint d’Una Mujer Fantástica, directement et littéralement porteur de sa propre animalité.
Vacuité radicale ou amplitude populaire ?
Autour de films d’auteurs calibrés pour un festival du niveau de Berlin gravitaient des propositions plus légères, d’autre autrement plus radicales. Deux objets portés par des mises en scène conventionnelles étaient assez réussis : le Japonais Mr Long (en compétition) et l’Espagnol Queen of Spain (hors compétition). L’un comme l’autre s’inscrivent dans les conventions formelles d’un cinéma populaire, le film de yakuza pour le premier, la comédie pour le second, et parvenait pourtant à renouveler leur genre par petites touches : le rythme incroyable de certaines scènes d’action, dans le film de Sabu, contrebalancé par une intrigue centrale d’une quotidienneté évoquant Kawase et Kore-eda ; chez l’Espagnol Fernando Trueba, la reconstitution amoureuse et légère d’une période de l’histoire du cinéma, celle les premiers films hollywoodiens tournés en Espagne sous le franquisme.
Les gestes d’une grande radicalité formelle ne manquaient pas. Côté documentaire, El Mar la Mar vidait la frontière américano-mexicaine de toute tension dramaturgique en plongeant dans l’aridité du désert, dans le vide de cet espace pourtant peuplé de fantômes. Moins réussi, Ghosts in the Mountain, du Chinois Yang Heng, formait une fiction plasticienne d’un ennui mortel qui perd son spectateur dans le programmatisme de son dispositif titre. On y observe les errements de deux jeunes Chinois, de retour dans un arrière-pays montagneux et littéralement fantomatique. L’hypnotique captation de l’espace de ce film paysager est paradoxalement distraite par la superficialité et l’inutilité de l’intrigue, qui aurait sans doute mérité de disparaître sous la tentation de la pure contemplation, que le film n’assume pas jusqu’au bout.