Ralphie (Jesse Eisenberg) soulève des poids à la salle de sport, puis bande les muscles devant le miroir des vestiaires. Parcourant les allées d’un grand magasin, il se poste face à une caméra qui retransmet en direct son image sur les nombreux écrans du rayon multimédia. Plus tard, il brisera d’un poing rageur le miroir des vestiaires et enverra valser un téléviseur où était diffusé son portrait, encadré par les bandeaux d’un avis de recherche. Tout Manodrome se tient là, dans ce goût pour la surface lisse des images et dans cet appétit de destruction qui enfle au même rythme que la colère sourde de Ralphie. « Je jouis d’un pouvoir cataclysmique de création et d’anéantissement », « Il n’est pas d’autre dieu que Ralph » : voilà de quelles formules ronflantes se nourrit le délire du jeune homme, passé entre les mains du gourou Dan (Adrien Brody) et officiellement intronisé dans son inquiétante secte masculiniste. Comme d’autres cinéastes avant lui (Fincher avec Fight Club, McQueen avec Shame, Phillips avec Joker, etc.), John Trengove entreprend d’explorer les dérives d’une virilité détraquée en filmant une déchéance sur laquelle plane l’ombre du nihilisme.
Un demi-siècle après Taxi Driver, la voiture Uber de Ralphie s’est substituée à la carrosserie jaune de Travis Bickle et les belles mélopées de Bernard Herrmann ont cédé le pas au vrombissement strident de cordes tout droit sorties d’un film d’horreur. Mais l’obsession du protagoniste est restée la même : nettoyer les rues de New York de leurs innombrables turpitudes. La présence, autour de Ralphie, d’un père Noël exhibitionniste et de plusieurs personnages affichant ouvertement leur homosexualité n’a rien d’anodin. Les ressorts psychologiques plus que douteux par lesquels Trengove choisit d’expliquer la violence du jeune homme nous sont bientôt révélés : une homosexualité trop longtemps refoulée et une lointaine journée de Noël gâchée par un père déserteur. L’inquiétante étrangeté sécrétée par des effets de mise en scène aussi limités que répétitifs (lents travellings, coupes franches et musique menaçante) ne parvient jamais à transcender une écriture prévisible – au début du film, Ralphie découvre une arme cachée dans le tiroir du bureau de Dan, arme dont il finira bien entendu par s’emparer pour semer la terreur dans un dernier acte particulièrement poussif.
Seules quelques images fugaces retiennent l’attention, lorsque la mécanique bien huilée de la descente aux enfers laisse brièvement une place à l’imagination. Le contraste entre la rousseur surréaliste des cheveux de Ralphie et le froid bleuté de l’hiver new-yorkais séduit par exemple davantage que le contre-emploi tape-à-l’œil d’Eisenberg, tout en muscles et en rage contenue. Plutôt que le climax final, avec ses sirènes de police et ses coups de feu, on retiendra les quelques plans qui précèdent l’éclatement de la violence : son bébé dans les bras, Ralphie fait irruption dans l’immense bâtisse de Dan, où les membres du culte de « Manodrome » interrompent leur paisible collation pour l’accueillir avec une politesse doucereuse. Dans ce bref instant de flottement (qui n’est pas sans rappeler la fin glaçante de Rosemary’s Baby), John Trengove abandonne enfin les registres relativement interchangeables de la fascination et de la répulsion pour laisser filtrer une émotion à la fois plus complexe et plus puissante : le trouble.