La vague du cinéma de genre espagnol n’en finit plus de déferler sur la France. Mais au-delà de ses visions cauchemardesques ([Rec], Time Crimes), ce cinéma montre surtout une intelligence rare à mettre en résonance l’horreur fictive et l’histoire franquiste de l’Espagne. Après le Mexicain Guillermo del Toro (L’Échine du diable et Le Labyrinthe de Pan) et Alex de la Iglesia (Balada Triste), c’est Juan Carlos Medina qui se colle avec Insensibles, sa première réalisation, à l’auscultation du passé ibérique à travers un récit horrifique. Et sa tentative dépasse toutes les espérances.
David mène une vie heureuse avec sa compagne enceinte. Un dramatique accident de voiture le propulse dans le veuvage. Et la perspective d’élever seul son enfant survivant l’effraie. Mais le plus terrible l’attend. Des examens médicaux révèlent une grave maladie que seule une greffe familiale pourra enrayer. Ses vieux parents lui annonçant qu’il a été adopté, il semble condamné à une mort certaine. Débute alors pour lui une quête des origines, rendue inextricable par les secrets paternels et la loi du silence face au franquisme, période où il fut conçu.
À ce stade, le titre et l’étiquette « horreur » peuvent paraître usurpés. Mais le récit est scindé en deux temporalités : le présent de David et les années 1930, lorsque un groupe d’enfants, porteurs d’un mal étrange (une insensibilité physique totale) est interné. Alternant les allers-retours entre ces deux périodes, Insensibles joue avec le temps. Les quelques semaines durant lesquelles David s’escrime à découvrir son identité correspondent aux quarante dernières années du pays. À travers le destin tragique des petits malades, cloîtrés dans un hôpital-prison, s’infiltrent les miasmes du franquisme. Un médecin juif allemand vient y offrir ses compétences psychologiques (et fuit par là même la montée du nazisme dans son pays), les insoumis Républicains s’y abritent jusqu’au jour où les Franquistes les délogent et transforment le lieu en geôles et salles d’interrogatoire.
Mais l’intelligence de Juan Carlos Medina ne réside pas seulement dans le scénario impeccable qui ménage tension et émotion, mais surtout dans sa réalisation. Ambiance délétère marquée par un excellent travail sur la lumière, poésie de l’histoire d’amour de deux jeunes internés, filmée à hauteur d’enfants, progression dramatique marquée par une noirceur grandissante, un cadrage de plus en plus brutal et un univers sonore qui tend peu à peu à l’épure, Insensibles est un coup de maître technique et scénaristique. La maladie qui afflige les enfants est ainsi l’occasion pour le réalisateur de mettre en image l’invisible, l’indicible, l’insensible. Lors d’un prologue tétanisant, une fillette atteinte de cette étrange (mais réelle) affliction invite une copine à s’immoler pour de rire, le jeu se transformant bien vite en vision cauchemardesque. Incapables de saisir la dangerosité de leur pathologie, les enfants s’automutilent, déchainant la peur et la violence des adultes à leur encontre. La souffrance psychique qui suit leur enfermement et leur isolement transparaît dans chaque regard, chaque geste grâce à un casting bluffant (la jeune Liah O’Prey en tête, bouleversante). Quant aux séquences au présent, moins intenses émotionnellement, elles ne portent pas moins en leur sein un autre mal, tout aussi invisible et mortifère : celui d’une société inapte à assumer les erreurs de son passé.
Malgré un finale un peu décevant, la coïncidence tant attendue des deux époques, Insensibles demeure une expérience cinématographique puissante, une lecture métaphorique de l’histoire espagnole encore brûlante et une tentative brillante d’utiliser l’horreur cinématographique pour exorciser le passé. Une audace qu’on aimerait un jour voir fleurir de ce côté des Pyrénées.