Álex de la Iglesia, c’est un marrant. Ça en ferait presque peur, tant rien ni personne n’échappe à sa mordante ironie. Alors, lorsque le réalisateur du Crime farpait s’attaque à la guerre d’Espagne et à Franco, il y a de quoi frémir. Et, pour le meilleur et pour le pire, le résultat est bien au-delà de nos espérances !
Dur métier que celui de clown-trublion cinématographique, prince du mauvais goût et de la provoc’ sans vergogne, Álex de la Iglesia peut en témoigner. Jusqu’à présent, l’homme a endossé le costume de l’Auguste, le clown au nez rouge, au maquillage heureux, qui s’obstine à rire – et à faire rire – envers et contre tout. C’est obligatoire : le sourire est rivé au visage du clown, et tant pis s’il doit être triste. Avec Balada Triste, Álex de la Iglesia endosse cette fois la défroque du clown blanc, le sérieux, le triste – quitte à sourire malgré tout, malgré la sévérité de son maquillage. Et le sourire de ce clown blanc est féroce.
« Toi, clown ? Alors tu seras le clown blanc – tu ne parviendras jamais à faire rire : tu n’as pas eu d’enfance… » C’est avec cette sentence que le père de Javier décide du futur de son jeune fils. Clown lui-même, il porte le nez rouge de l’Auguste dans une troupe qui sillonne les chemins de l’Espagne en pleine guerre civile. Recruté de force dans les troupes républicaines, il va devenir la bête noire d’un colonel franquiste, et trouver la mort dans une tentative d’évasion manquée – et organisée par son fils. Autant dire que le gosse n’a, effectivement, pas eu d’enfance. Des années plus tard, le voilà sur les traces paternelles et dans le costume du clown triste, conformément à la prophétie. Sous le chapiteau, Javier va rencontrer son alter ego au nez rouge, mais aussi une belle écuyère dont il tombe amoureux, et qui s’avère être la maîtresse de l’Auguste. Une histoire d’amour désespérée qui va le précipiter sur la voie de la révolte et du chaos…
Un marrant, nous disions donc. Les premières images du générique de Balada Triste nous feront douter : une féroce juxtaposition de portraits de nos plus atroces dirigeants, mis en parallèle avec les monstres du répertoire du cinéma fantastique. Mais, bien vite, le doute se fait, tandis qu’on entend, sur ces images brutales, le rire d’enfants hilares (en fait, l’auditoire d’un couple de clowns que nous découvrons quelques images plus loin). La violence et le rire : c’est bien là le thème qui sous-tend tout l’œuvre d’Álex de la Iglesia, un thème qu’il amène, avec Balada Triste, à une forme de maturité, très inconfortable.
Inconfortable car Álex de la Iglesia s’éloigne, avec ce film, de son discours traditionnel, du baroque jouissif qui lui servait à soutenir ses grotesques protagonistes, à les armer contre un monde où la norme est un poison. Ici, le baroque est, plus que jamais, présent, mais pour montrer le chaos d’un monde qui est, plus que jamais, proche du nôtre. En effet, Álex de la Iglesia livre, avec ce Balada Triste, un film qui se rapproche narrativement du récit de super héros auquel on ne peut désormais plus échapper. Tout y passe : trauma enfantin (qui se poursuit à l’âge adulte, d’ailleurs), point de rupture, costume personnalisé, Némésis, super pouvoirs (comme celui d’échapper aux balles, par exemple)… Le tout sur un mode grotesque, barbare, d’une brutalité qu’on ne connaissait plus à Álex de la Iglesia – plus, peut-être, depuis le délirant Action mutante. Le réalisateur nous renvoie en pleine figure le ridicule, le simplisme de la construction héroïque moderne, autant par l’outrance de son propos, que par l’inefficacité finale de ses personnages. Car, du plus fou au plus charmeur, du plus puissant au plus barbare, tous finissent Balada Triste dans les éclats de rire déments des acteurs principaux du drame – un rire qui n’est pas sans évoquer celui, terrible, de Batman et du Joker dans le Killing Joke d’Alan Moore.
Rarement a‑t-on eu l’occasion de voir un cinéaste parvenir à une telle finitude de son univers. Álex de la Iglesia, pourtant un cinéaste parfois éparpillé, souvent décadent, délirant pour l’amour du délire, n’était pourtant pas le candidat idéal. Balada Triste montre bien combien il est parvenu à mettre en communication sa vision artistique et sa vision du monde, combien son baroque furieux résonne sympathiquement avec notre quotidien.
Mais ce n’est pas seulement du quotidien dont il est question : avec Balada Triste, Álex de la Iglesia aborde une problématique qui, jusqu’à maintenant, semblait lui faire peur – ancrer son récit dans le réel. Et quel réel ! La guerre d’Espagne – un évènement dont la représentation dans le cinéma de genre passe souvent par l’ellipse (Le Labyrinthe de Pan, L’Esprit de la ruche) – est abordée de manière frontale, brutale par Álex de la Iglesia. Une brutalité qui possède son aspect purement jouissif – voir à ce propos notre entretien avec le réalisateur – mais qui souligne aussi, peut-être, l’incapacité du cinéma à se confronter à la figure de Franco. Álex de la Iglesia, comme de juste, règle la confrontation dans l’outrance, et à coups de dents.
Cinéaste du baroque et du monstrueux, Álex de la Iglesia montre avec Balada Triste qu’atteindre à la maturité ne rime pas avec s’assagir, ni avec composer avec la respectabilité. Enthousiasmant avatar de son ode à la différence et au grotesque, son film se double d’un retour en force d’un cinéma de genre revendicatif et sans peur. Et ça fait du bien.