À la lumière d’un feu de camp, l’un des trois frères au centre du récit d’Interdit aux chiens et aux Italiens raconte à des enfants une histoire en ombres chinoises. Peu à peu, sous le regard captivé des jeunes spectateurs, les formes, derrière lesquelles subsistent celles des doigts du narrateur, gagnent en fluidité et en abstraction, jusqu’à devenir de véritables chimères. Cette manière de mettre en scène l’émergence de l’émerveillement est au cœur du film en stop-motion d’Alain Ughetto : il s’agit, comme dans cette scène, de partir de la matière la plus élémentaire pour la modeler et adapter sa plasticité à celle des souvenirs qu’elle permet de raviver. C’est ainsi que le cinéaste croise l’histoire de la famille étendue des Ughetto avec la peinture des grands événements historiques de la première moitié du XXe siècle en Italie (la première guerre italo-éthiopienne, les deux guerres mondiales) et les enjeux socioculturels qu’ils doivent affronter (la pauvreté, le racisme, le fascisme, etc.). La scène en ombres chinoises constitue en cela une mise en abyme du dispositif du film, qui s’ouvre sur les interrogations enfantines que le cinéaste adresse à sa grand-mère (« Pose tes questions », lui dit-elle). Le film réagence alors ses réponses quelque peu disparates à travers de multiples aller-retours entre le présent de la narration et le passé de la mémoire. Cette analepse est d’autant plus émouvante que la petite marionnette parle avec la voix adulte du réalisateur : un tel échange intergénérationnel souligne la persistance d’une innocence juvénile ; malgré sa voix marquée par l’âge, le cinéaste reste un petit garçon aux yeux de son aïeul.
Construire le regard
À travers les outils d’animation à sa disposition, Ughetto vise par endroits une forme d’étrangeté composite qui, au-delà de son aspect souvent comique, interroge l’élasticité même des souvenirs. Les décors, construits à partir de matériaux réels (du charbon, du sucre, des légumes divers, etc.), participent à façonner un univers hétérogène raccord avec l’entremêlement des trajectoires narratives du récit. La pluralité des formes devient alors un terrain de jeu allant à rebours de toute représentation réaliste, au sein duquel l’imagination s’affirme comme le moteur d’une certaine déréalisation des images. Alain Ughetto envisage l’animation comme un laboratoire au sein duquel expérimenter, par l’image, un décalage entre le réel et ce que l’on en retient. Une même scène reconduite trois fois en témoigne : devant la famille Ughetto en train de poser, un photographe répète « Le petit oiseau va sortir ! ». Mais lorsque l’appareil se déclenche, la famille a déjà disparu, ne laissant devant l’objectif qu’un cadre vide. Si la séquence sonne d’abord comme un aveu d’échec quant à la capacité du cinéaste à immortaliser ce passé qu’il a lui-même remis en mouvement, sa troisième occurrence accueille cette fois une image d’archive de la famille Ughetto, sur laquelle se clôt le film. Cette belle conclusion rappelle que l’imaginaire, refuge pour les souvenirs les plus intimes, est parfois le plus à même d’accueillir les voix oubliées de l’Histoire.