L’intrigue d’Invisible Man repose sur un twist, et si le film ne ménage pas beaucoup de suspense sur ce point (pas plus qu’ailleurs), il serait malvenu de le divulguer sans prévenir. Ceci étant dit, allons‑y : ce twist, quel est-il ? Il s’avère que l’homme invisible du titre n’est pas vraiment invisible. Ou plutôt, il ne l’est que lorsqu’il revêt une combinaison qui le soustrait au regard d’autrui. C’est une différence ténue mais elle a son importance. Le Griffin originel, protagoniste de l’oeuvre de Wells, disparaît pour de bon, et si l’habit est son mode de visibilité, son mode d’invisibilité (et donc d’existence) est la nudité. Au fond c’est là la formidable ambiguïté de cette figure : un « nu » (c’est-à-dire aussi un sexe découvert) qui ne peut plus être vu, et qui dès lors perd le savoir de sa nudité, le sens de la pudeur. On se souvient du Hollow Man de Verhoeven, avec lequel cette nouvelle mouture entretient sur le papier quelques affinités (même pulsion de possession et de dévoration d’une jeune femme par un amant narcissique apparemment délié de l’image de son corps) : « l’homme creux » n’y est pas seulement celui que l’on ne voit pas ; il est surtout un homme qui ne se voit plus, ne se réfléchit plus, et qui dès lors n’est plus qu’une bête damnée qui échappe à la Loi. Du voyeur au violeur, il n’y aurait que la politesse d’un miroir, un regard de soi à soi. Si maintenant l’invisibilité n’est plus qu’un costume, qui préserve la pudeur intacte, c’est une toute autre histoire. On ne s’intéresse plus ici à une transformation, à une mutation qui serait en jeu dans la disparition. L’invisibilité n’est plus qu’un accessoire, une prothèse qui dissimule mais n’altère plus l’expérience intime du personnage. L’horizon d’Invisible Man s’en trouve déplacé, conformément à l’argument publicitaire du film, lequel se présente comme une version post-me too du récit, qui déconstruirait le motif tout en proposant une métaphore de la libération de la parole des femmes face aux violences qu’elles subissent. Déplacé en cela qu’à rebours du titre, c’est autour de la victime que l’on gravite. Et cet « homme invisible » que l’on poursuit, à quoi renvoie-t-il sinon à ce qui, extérieur au champ de vision, n’en courbe pas moins ce qui s’y expose : quelque chose comme le male gaze ?
Adrian (Oliver Jackson-Cohen) est un petit génie de l’optique, qui retient captive sa compagne (Elisabeth Moss) dans un Xanadu sous surveillance, tout en miroirs et transparences. Cecilia (dont le nom et son diminutif, « C. »/« see », disent respectivement la cécité et la vue) parvient à lui échapper et apprend sa « disparition », mais le piège est tendu : ombre sans ombre, il la suit, bien décidé à maintenir son emprise. La combinaison du ravisseur est tissée d’un improbable maillage de caméras. Elle fait de lui un œil mobile, érectile, apte à étendre le panoptique domestique au-delà de sa forteresse de verre : un œil auquel, potentiellement, rien ne peut échapper. A., ce serait un autre Abel – l’oeil est dans la tombe, et regarde C. ; non plus l’œil du frère, sinon Big Brother, mais l’œil du mâle. Ce qu’il lui a fait, C. ne le dit qu’à demi-mot. Elle doit « vivre avec », et « l’homme invisible » est d’abord la matérialisation inquiète d’une hantise, de l’écho d’un traumatisme. Bref, l’invisible c’est l’indicible. Et puis il y a les mots des autres. « Ne le laisse pas entrer en toi » – conseil d’autant plus douloureux qu’en plus d’inviter son corps à tenir siège, il s’entend à double sens : on comprendra vite, même si le film tient à en faire une pirouette de scénario, qu’il l’a mise enceinte contre sa volonté.
De l’Invisible Man à la Gone Girl
Invisible Man balance alors entre deux voies possibles, comme autant de manières d’appréhender plastiquement le « problème » de l’invisibilité au cinéma. D’abord, l’assumer pleinement, ne pas rendre corps comme on rendrait l’âme au monstre. Et de fait, on se prépare un temps à un film de torture (se rappelant que Leigh Whannell, ici à la réalisation, a scénarisé et produit la franchise Saw), qui consisterait à voir deux heures durant une femme livrée aux gifles, aux coups de couteau et à l’immolation par une entité dont le caractère abstrait révélerait la parfaite gratuité de l’exercice – en somme, l’horreur à nue. Et le spectateur, à son tour, de s’attendre à se voir asséner des coups (et les graves secousses de la partition). Un journal qui s’abat au premier plan le surprend alors même qu’il n’est pas un motif de sursaut pour son personnage ; voilà le type d’effets dont le genre use et abuse, et l’inconfort du spectateur tient à ce qu’il se sent des deux côtés du manche. La médiocrité absolue de la mise en scène, qui recycle paresseusement quelques « trucs » piqués aux maîtres, ne retire pas tout à fait de l’idée qu’à se poser un peu partout, cette caméra en roue libre doit bien parfois se confondre avec l’œil du mâle, qu’elle est un peu cet œil, virtuellement. Comme on a pu dire de la caméra que c’était elle, le vampire (ce qui fait naître une hypothèse : l’invisible man movie serait la rencontre du film de vampire et du film de fantôme). Le film s’écarte vite de cette voie, parce qu’il faut redonner de la matière à un personnage embarrassant qui risquait de se dissoudre à l’écran, mais aussi parce qu’on l’a dit, il recouvre une dissimulation. Le viol, postule le film, redistribue le partage entre le visible et l’invisible ; mettre à jour ces violences, pouvoir les dire, c’est se tenir au seuil de ce partage. De cette idée forte, il n’est pas fait grand chose, mais il faut reconnaître qu’elle est tenue, le temps d’un rape and revenge movie expéditif : pour rendre visible Adrian, Cecilia rend les coups (désactivant l’enchantement de son armure high-tech), avant d’enfiler à son tour la combinaison et de prendre le contrôle des caméras de surveillance de sa demeure. Il lui faut ainsi donner à voir et devenir cet œil, pour retourner la pulsion scopique sur elle-même. Projet assurément ambivalent, pour conclure un film qui l’est tout autant : désincarné, mais pas tout à fait creux.