Second long métrage de Laetitia Carton, J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd adopte une forme épistolaire à l’attention de Vincent, ami de la réalisatrice qui l’a initiée à la langue des signes. C’est au moment de sa mort que cette dernière décide de rendre hommage à cet homme et à son rêve de reconnaissance de l’identité sourde. La réalisatrice commence ainsi à filmer les Sourds avec un S majuscule, leur identité culturelle, historique et surtout leur langue. Ponctué par des interventions de la réalisatrice face caméra et en langue des signes, ce film adresse une série de « lettres » à Vincent dans le but de lui donner des nouvelles de ce surprenant pays qu’est celui des Sourds.
Le langage du corps
Le documentaire se fixe pour challenge de nous montrer en seulement 1h45 toute la richesse de « ce monde inconnu et fascinant et d’un peuple qui lutte pour défendre sa culture et son identité ». Au bout du compte : dix ans de tournage et plus de deux cents heures de rushes à trier et monter pour nous expliquer les raisons de la colère d’un peuple qui a « perdu le sentiment d’exister ». La réalisatrice alterne ainsi témoignages, manifestations culturelles, grèves, marches et « coups de gueules ». De cette manière, elle confronte le collectif à l’individuel afin de donner un corps à la colère. Un corps précisément, car ici le gros plan cède la place aux plans poitrine, taille et autres plans larges afin de favoriser la lisibilité d’une langue qui demande l’investissement du corps tout entier. Ce corps, c’est par exemple le corps souple et gracieux de Levant Baskardes signant ses propres poèmes. C’est aussi le corps de ces entendants maladroits et gênés qui font leurs premiers pas dans la langue des signes, ainsi privés de leur langue naturelle.
La voix de la colère
Le principe narratif sur lequel repose le documentaire met en parallèle les explications de la narratrice (Laetitia Carton) racontant la construction de son film, des témoignages de personnes sourdes, des images montrant une classe bilingue, une marche, une grève de la faim ou encore du théâtre. Cette accumulation de personnes et d’événements provoque un montage un peu brouillon dû à la volonté de tout montrer. On passe ainsi d’un sujet ou d’une personne à l’autre un peu brutalement. On peut, par exemple, mentionner les images de la grève de la faim à l’INJS en 2008 qui semblent composer un patchwork de moments, sans réelle explication sur le fond de cet événement.
En multipliant les intervenants et les témoignages, la réalisatrice donne également l’illusion d’une forte cohésion et d’une réponse unanime à la problématique de la définition de l’identité des Sourds. Mais peut-il réellement exister une seule réalité sourde ? Des témoignages de personnes implantées auraient notamment pu nous fournir un complément de réponse. Or, on peut regretter qu’aucune ne soit présente dans le documentaire mis à part le témoignage d’une famille entendante confrontée à la surdité de son enfant. Le dialogue entre cette famille et un professeur de langue des signes oppose encore une fois implant cochléaire et langue des signes, entretenant l’idée contestée selon laquelle une personne implantée quitte le monde des Sourds, voire même le trahit.
Malgré ses défauts, ce documentaire a cependant le mérite d’exister et de faire exister un sujet qui trouve jusqu’à présent peu d’échos dans le débat public. Pour celui qui découvre le monde de la surdité avec ce film, il est une bonne introduction qui suscite une certaine curiosité et l’envie d’aller plus loin dans la découverte. Le film reste donc efficace dans son objectif puisqu’il nous amène à partager ce sentiment d’injustice qui anime la communauté sourde.