En filmant le « grand bal », où des passionnés de danses traditionnelles du monde entier se réunissent dans une campagne reculée durant sept jours et sept nuits, Laetitia Carton nous plonge dans un microcosme troublant, radicalement éloigné de nos vies contemporaines. Cela commence d’ailleurs comme un étrange voyage atemporel, par un trajet en caméra subjective le long d’une route perdue, où la cinéaste évoque en voix off la tradition ancestrale du grand bal, dansé par tous ses aïeux. Là-bas, même le rythme habituel d’une journée s’efface, les jours se répartissant entre les répétitions, le bal en soirée, les « after » vers trois heures du matin, et quelques maigres heures de sommeil, grappillées ici et là. Si ce documentaire est le récit autobiographique d’une passion familiale pour la bourrée, la mazurka, la valse ou encore la tarentelle, il est surtout une formidable expérience sociologique. Dans ce petit monde en vase clos, la vie en groupe s’enregistre en effet sous une forme épurée. Elle révèle ses invariants, par exemple la tendance de tout collectif à l’exclusion : sur les parquets cirés de la piste de danse, les femmes âgées, les danseurs inexpérimentés, sont souvent mis à l’écart. La micro-société de ce grand bal coupé du monde ne ressemble donc pas à une utopie, mais elle paraît tout de même se réinventer, s’humaniser, en accordant une place essentielle à l’échange et au partage de la passion de la danse. Certains débattent ensemble du fonctionnement du bal comme dans une agora antique, d’autres essaient d’aider et d’accueillir les danseurs les moins à l’aise, et le quotidien se ponctue de beaux échanges improvisés entre les danseurs et les musiciens de groupes folkloriques, jusque dans la cantine. Le documentaire de Laetitia Carton a beau être un film sur la danse, il se rapproche finalement surtout du film sur le collectif Nuit Debout L’Assemblée de Mariana Otero, tant lui aussi capte une expérience collective unique.
Faire corps
Mais, là où L’Assemblée raconte l’échec à donner vraiment « voix » à une parole commune, Le Grand Bal ne cesse de filmer l’incarnation radieuse de ce microcosme à visage plus humain. Forcément, Le Grand Bal est une histoire du corps — celui des danseurs qui apprennent à se regarder, à se prendre la main, à se faire confiance par-delà les mots. La caméra à l’épaule de Laetitia Carton nous immerge au plus près des participants, traque l’échange d’un sourire, d’une invitation à danser, l’étreinte des mains et des corps, leurs mouvements virevoltants dans l’ivresse d’un seul et même rythme. La beauté sidérante du Grand Bal tient ainsi à ces moments solaires d’épiphanies indicibles, où le temps reste suspendu. Dans les deux plus belles séquences du film, filmées dans de longs plans larges, des centaines de danseurs se tenant par la main semblent ainsi ne former qu’un seul corps exultant, une longue vague au flux et reflux ondoyant au rythme des violons, d’un accordéon, d’une voix. Ce que capte alors Laetitia Carton c’est avant tout ce formidable « tourbillon de la vie » chanté dans Jules et Jim de François Truffaut, ce moment où le tempo de l’existence, éprouvé collectivement et physiquement, devient si intense qu’il irradie littéralement les images.